
Le journal est une dentelle, ou une toile d'araignée. Il est apparemment
fait de plus de vide que de plein. Mais pour moi qui écris, les points de
repère discrets que j'inscris sur le papier tiennent en suspens autour d'eux,
invisible, un monde d'autres souvenirs. Par association d'idées, par allusion,
leur ombre, leur virtualité vont flotter un certain temps. Ils s'évaporeront
peu à peu, comme une fleur qui perd son parfum. C'est une caractéristique
étonnante du journal, qui l'oppose à presque tous les autres textes :
aucun lecteur externe ne peut en avoir la même lecture que son auteur, alors
qu'on le lit justement pour connaître son intimité. Vous ne saurez jamais
vraiment ce que le texte de mon journal signifie pour moi. Le discontinu
explicité renvoie à un continuum implicite dont j'ai seul la clef, sans avoir
pour cela besoin d'aucun chiffrage. Aussi, pour approcher de la vérité du
journal d'un autre, faut-il en lire beaucoup, et longtemps. Un journal est une
chambre obscure où l'on entre en venant d'un extérieur très éclairé. C'est tout
noir, on n'y voit goutte, mais si on y reste une demi-heure peu à peu des
contours, des silhouettes se dégagent de l'ombre, on devine les objets...C'est
comme l'apprentissage d'une langue étrangère, avec son implicite et ses
connotations.
(...) placé au sommet aigu de l'instant, le diariste doit chaque jour
décider s'il continue ou discontinue son journal. On n'emploie plus guère
aujourd'hui le verbe « discontinuer » de cette manière transitive,
dans un sens qui hésite entre suspendre, interrompre et arrêter, mais qui
indique le remords d'être infidèle à la continuité vue comme valeur. Il arrive
qu'on décide de discontinuer son journal : mais le plus souvent c'est
après coup qu'on constate, navré, qu'on l'a fait : « Cher Journal,
comment ai-je pu t'abandonner depuis... un mois, deux ans... » En fait, on
s'en était fort bien passé, et c'est la résurgence du besoin d'écrire qui vous
fait percevoir comme une infidélité votre heureuse négligence. Pourquoi dis-je
« heureuse » ? Parce qu'il n'est pas évident que la continuité à tout
prix soit une valeur. Le journal unifie la personnalité, mais il peut aussi
l'ossifier, la rigidifier. Vous devenez votre propre rond-de-cuir. Parfois il
faut savoir se quitter des yeux, s'oublier, se lancer dans le monde et dans
l'avenir. Il y a différents degrés dans la manière de
« discontinuer » son journal : manière douce, la
négligence ; manière moyenne, la suspension volontaire ; manière
forte, l'arrêt définitif ; manière violente : la destruction.
Philippe Lejeune, « Continu et discontinu ». Conférence à la Villa
Gillet, le 2 avril 2003
Reprise p. 73-90 dans Signes de vie. Le pacte autobiographique, 2
(Seuil, 2005)
Philippe Lejeune propose depuis plusieurs années en ligne, avec son site
Autopacte, des ressources
très riches (textes critiques inédits ou non, bibliographies, anthologie)
concernant le journal intime. Il faut visiter aussi le site de l'Association pour l'Autobiographie (ou
APA), dont il est l'un des fondateurs.