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écrivains

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dimanche 28 janvier 2007

photographie bougée

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Quelques autres bribes impressionnistes concernant le colloque sur les Enjeux contemporains du roman ( sans prétendre égaler l'inégalable et savoureux impressionnisme de Si par hasard à qui j'ai emprunté la photo ci dessus).

::: le Nouveau roman revient souvent dans les propos, le plus souvent comme un héritage un peu lourd à porter ; Claude Simon semble pris dans un devenir Proust (l'oeuvre incontournable dont tout le monde parle sans l'avoir forcément lue) et Robbe-Grillet (cité très négativement à plusieurs reprises) faire figure de repoussoir.

::: en dépit du caractère précis, documenté et souvent judicieux des questions posées par les modérateurs (Dominique Viart, Thierry Guichard, Dominique Rabaté, Pierre Schoentjes, etc.) les écrivains n'y répondent pas ou pas vraiment, répondent à côté, parlent d'autre chose ; certains affirment clairement ce qui crève les yeux : ils ne sont pas les mieux placés pour parler de leurs romans.

::: m'éveuvent tout particulièrement (identification sans doute) ceux pour qui la parole n'est pas facile : Nicole Caligaris, Laurent Mauvignier ou Tanguy Viel, par exemple.

::: Nicole Caligaris dit chercher à transcrire dans ses romans ce qu'elle ressent de notre moderne humanité : non des identités constituées en personnages mais des « foyers de conscience multiples (...) comme des foyers lumineux qui entrent en rapport les uns avec les autres ».

::: Laurent Mauvignier décrit son sentiment qu'écrire l'« opacifie » : quand j'écris, dit-il, « je ne cherche pas à comprendre mais à comprendre pourquoi je ne comprends pas »

::: Tanguy Viel voudrait « ajouter des couches » à ses récits qu'il trouve trop simples ; tandis que Christine Montalbetti et Marie Darrieussecq, ses voisines de table ronde, reprennent à leur compte un propos qu'il a tenu un jour : les romanciers des années 60-70 sont une « génération fantôme », discrète, inquiète, un peu perdue et entre-deux.

::: Marie Darrieussecq a pour projet d'écrire La Princesse de Clèves et se réjouit d'avance de voir ce titre sous son nom et sur une couverture POL : beau projet ... d'autant qu'elle souhaite y raconter le départ d'une fusée vers une lune de Jupiter.

::: Devenirs du roman est présenté par Arno Bertina, Mathieu Larnaudie et Oliver Rohe : j'y reviendrais lorsque je l'aurai lu, mais de leurs interventions je retiens en particuler que « le roman n'a pas de dehors » ; c'est un espace « impur, batard, poreux, pluriel », qui avec la fin des interdits avant-gardistes a retrouvé aujourd'hui la liberté de tout absorber ; pour cela il suffit de « se placer à l'endroit le plus ouvert (...) là où il y aurait le plus de courant d'air possible » et surtout de pratiquer la « soustraction du sens » (où l'on retrouve Deleuze) ; le volume (qui mêle entretiens et textes théoriques) n'est pas un manifeste mais une « photographie bougée » et lacunaire du roman actuel .

Lire aussi Ronald Kappla dans remue.net aujourd'hui.

samedi 27 janvier 2007

cartographier les contrées à venir

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Je ne suis pas très colloques en général, mais celui qu'organise aujourd'hui la Maison des écrivains, consacré aux Enjeux contemporains du roman, est intéressant en ce qu'il donne très largement la parole aux romanciers eux-mêmes : paroles très diverses, pudiques ou séductrices, doctes ou embarrassées, énervées ou passionnées, ce jour, de Philippe Forest, Olivier Rolin, Danièle Sallenave, Régis Jauffret, Laurent Mauvignier, Nicole Caligaris, Tanguy Viel, Christine Montalbetti et Marie Darrieussecq.

Parmi tous leurs mots, je retiens ceux de Régis Jauffret, drôle et percutant : le roman est en perpétuelle évolution darwinienne et biologique ; est « roman » tout texte dont son auteur dit qu'il est un roman ; le « roman fondateur » du XXIe siècle, celui qui définit le mieux la schizophrénie actuelle et future du roman, de l'art, de la la société, est Mille Plateaux de Deleuze et Guattari.

Deux courtes citations à l'appui de ce propos très judicieux :

« Écrire n'a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir. »

« Le devenir n'est ni un ni deux, ni rapport de deux mais entre-deux, frontière ou ligne de fuite, de chute, perpendiculaire aux deux. »

Gilles Deleuze ; Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie, 2 (Minuit, 1980, p. 11 et p. 360)

vendredi 26 janvier 2007

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Sur le roman aussi, ce genre peut-être usé mais bien vivant, un bel article de Ronald Klapka dans remue.net (25 janvier 2007) signale la parution d'un essai de Philippe Forest, Le roman, le réel et autres essais. Allaphbed 3 (Editions Cécile Defaut, 2007).

Philippe Forest (né en 1962) est l'auteur de nombreux essais et de trois romans :
- L'Enfant éternel (Gallimard, 1997. Prix Femina du Premier roman)
- Toute la nuit (Gallimard, 1999)
- Sarinagara (Gallimard, 2004. Prix décembre)

Après La Beauté du contresens (2005) et De Tel Quel à L'Infini (2006), ce troisième volume d'Allaphbed rassemble une série d'études et de conférences consacrées au roman moderne comme « expérience de l'impossible ».

mercredi 24 janvier 2007

colère potentielle

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Je vois tellement de paranoïaques en ce moment que je me demande si je ne suis pas lucide, dit L'Hippopo à l'auditoire las qui attend, dans l'espoir d'y entrer, devant la Bibliothèque internationale de Bathory, parmi lequel se trouve Nico. Je l'ai lu dans le billet mensuel des lectrices. Nous, lectrices du sous-sol comme lectrices des étages, exigeons fermement que les portes du jardin s'ouvrent, et que nous puissions aller ingérer, durant nos pauses, notre demi-litre de café, de thé, et diverses matières grasses et sucrées, parmi les sapins, pousses et câbles métalliques. C'est une honte que cet agréable jardin de pins, de pousses, de câbles métalliques ne soit pas ouvert aux chercheurs. Il est inacceptable, peut-on lire dans le billet des lectrices, qu'aux différentes icônes qui nous font face dans la journée à l'intérieur de la BiB s'ajoutent des icônes en taille réelle de sapins, de pousses, de câbles métalliques. C'est à devenir fou. Un p'tit bonbon ? Dès lors il est indispensable pour l'hygiène mentale des chercheuses et des étudiantes, il est indispensable pour l'ensemble des rats de bibliothèque du sous-sol plus encore que pour les rats de bibliothèque qui courent dans les premier, deuxième, troisième étages, que les baies vitrées de la BiB s'ouvrent, de manière que nous puissions déjeuner, ingérer des excitants modernes, papoter sur l'herbe entre nous, et nous assurer que la verdure que nous voyons tous les jours depuis nos ordinateurs est suffisamment réelle pour pouvoir être respirée, touchée, et verdir nos habits. Mais elles.
Mais elles répondent : Ouvrir les portes du jardin de sapins n'est pas envisageable pour le moment. Nous n'y avions pas songé lors de la construction désastreuse de la bibliothèque en forme de bouquin et, de toute manière, nous ne pouvons l'envisager. Pour la protection des livres, continue le feuillet mensuel des représentantes des lectrices de la Bibliothèque internationale de Bathory, l'accès au jardin demeure impossible malgré nos demandes répétées. La direction dit : Si nous ouvrons les portes du jardin qui donne son nom au sous-sol (rez-de-jardin) comme aux étages (le haut de jardin), on peut craindre que des insectes divers produisent un mouvement de masse inverse à celui des lectrices durant leurs pauses. Des insectes pourraient profiter des allers-retours des lectrices pour s'introduire dans les salles de lecture et déposer des larves ou des chiures sur les pages. Le billet des lectrices poursuit : Le rêve que nous avions d'installer des bancs sur les parties grillagées s'est volatilisé. Vous hochez la tête. Vous êtes d'accord ? Comment ne pas être d'accord avec nos représentantes, nos soeurs de recherche, de rancune et d'insatisfaction, souffrant des mêmes fléaux et dysfonctionnements manifestes de la BiB, et plus précisément du sous-sol ? Vous l'aviez toujours pensé. Pique-niquer parmi les câbles métalliques et les pousses qui se battent en duel au sein du cloître ne vous a pas traversé l'esprit une seule seconde. Pique-niquer joyeusement en compagnie d'amies chercheuses ou étudiantes, un gobelet en plastique de café ou de thé dans la main, le cul enfoncé dans de la terre prélevée dans un champ irradié, ne vous aurait pas semblé alléchant il y a quelques heures. Mais à présent que le billet mensuel des lectrices du sous-sol vous a expliqué combien nous avions été injustement privées, et pour des raisons inexplicables, de joyeux pique-niques parmi les herbes folles les moustiques et les pigeons morts, vous voilà convaincues.
Avouez qu'il y a de quoi être paranoïaque. Au sein même du feuillet publié, financé, diffusé par l'autorité absurde qui règne sur la Bibliothèque internationale de Bathory, nos revendications, qui ne sont pas tout à fait les nôtres, se trouvent inscrites et diffusées dans un billet des lectrices, de façon que, satisfaites que nos revendications et insatisfactions soient traitées, défendues avec clarté et fermeté : Nous continuerons à nous battre, nous ne prenions pas la parole. Nous voyons cela partout. Regardez. Les publicités. N'avez-vous pas remarqué les publicités qui incluent contre-pubs et détournements de pubs ? À la fin du xxe siècle, les détournements de pubs ne se bornaient pas aux slogans dénués de fondement idéologique actuels, du type Marre de la pub. Aux spectacles qui tapissaient les rues, les couloirs, les murs du métro, des gares, qui envahissaient les magazines, les journaux, les images, la radio, certains avaient, à l'aide de stylos, de feutres, de marqueurs, de peinture, décidé d'y inscrire de tout autres messages que ceux diffusés par la société de consommation. AVALE TA LOI ! LES ÊTRES HUMAINS NE SONT PAS DES MARCHANDISES. VIVE LA SEXUALITÉ LIBRE ! À BAS LE TRAVAIL ! LE MARIAGE OU LA VIE ! À BAS L'ETAT, À BAS LES FLICS, À BAS LE FRIC ! NE TUEZ JAMAIS UN FLIC DE FACE ! TOUT ÉTAT POLICIER EST UN ÉTAT CHANCELANT ! À présent, la publicité intègre l'écriture à la main, des similidétournements, de façon à donner l'illusion aux gens que leurs frustrations et doléances muettes sont prises en compte par le spectacle. Ils font partie du spectacle, jusque dans leur colère et leur colère potentielle. Que réclamer après cela ? Qu'ajouter ? Que détourner ? Contre quoi tourner sa colère ? Quelle personnalité affirmer ? Quelle graphie ? Même si je ne voulais pas être paranoïaque, cette société du bonheur béat et creux m'en empêcherait.

Isabelle Zribi, Bienvenue à Bathory (Verticales, 2007, p. 112-115)

voyage en absurdie

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Quelle truculente connerie. Quelle construction grotesque. La Bibliothèque internationale de Bathory, disent-elles. Regardez. Mais regardez comme c'est laid. Monstrueux. Elles ont dépensé des milliards pour élever une construction ressemblant, disent-elles, à un livre ouvert. Quelle pitoyable connerie, une bibliothèque en forme de livre. Pourquoi ne pas l'avoir construite en forme de pomme ? Ça donne la gerbe d'entrer dans un bouquin. On est là pour lire des bouquins pas pour entrer dedans, non. Un p'tit bonbon ? dit L'Hippopo, une vieille habituée de la Bibliothèque internationale de Bathory, coutumière de cette jubilation négative devant la construction monumentale. Contraindre des milliers de personnes à entrer dans un bouquin chaque fois qu'elles voudront trouver un livre rare relève d'un procédé infamant digne des peines médiévales. Entrer dans un bouquin ouvert par la main de Monsieur le Président des Nations européennes ? Ou un bouquin ouvert par la main généreuse de l'actionnaire principale du monopole couvrant la fabrication de bouquins + la production de x chaînes d'Images + du journal généralement lu par les invitées de Bathory ? Quelle connerie, a-hu-rissante connerie. La joie la fait revivre. La Joie sinistre envahit L'Hippopo, qui doit faire partie du clan non organisé des fous de la Bibliothèque internationale de Bathory, une bibliothèque étant toujours fréquentée par une quantité non négligeable de fous.
Un p'tit bonbon ? L'Hippopo est quelqu'un d'important. Elle est vêtue d'un imperméable impeccable et suce des bonbons. Elle porte également un sac en plastique contenant un cahier, un stylo et un étui à lunettes. Elle est professeur dans un pays lointain aux moeurs et normes fort heureusement différentes de celles qui ont cours à la Bibliothèque internationale de Bathory. Elle est gonflée du bonheur qu'il y a à être dans le vrai et à assommer le monde entier de la vérité nue. Nudas veritas. Quelques élues doivent prendre conscience du désastre. Que l'on ne fasse pas semblant de trouver ça beau, intéressant ou commode. Pas commode. Une amie à moi est venue récemment à la Bibliothèque internationale de Bathory. Elle a des difficultés à marcher. Elle est vieux. Elle a des problèmes aux jambes. Elle m'a dit. Elle a raison. Elle m'a dit mais pourquoi ont-elles fait des escaliers ? Pourquoi ont-elles fait un escalier pour monter, pour ensuite devoir en prendre un second pour redescendre ? Elle la nomme la Bibliothèque internationale d'Absurdie. Quelle connerie, convenez-en, vous ne trouvez pas ça beau. Vous ne pouvez pas trouver ça beau, un livre rigide ouvert toujours à la même page.

Voyage en Absurdie, suite. Ce jardin. Ce joli jardin coincé entre les murs de la bibliothèque supposés nous évoquer des pages de livres. Ce cloître. Qu'il est beau et stimulant de marcher, et en marchant de penser, alors que l'on contemple un cloître qui offre à nos yeux diverses métaphores de nos connaissances. Qu'il est clair, qu'il est joli, qu'il est reposant, ce cloître d'arbres hauts coincé au milieu des pages d'un livre. L'image est belle. L'image est grandiose. Des arbres coincés entre les pages d'un livre. Quelle connerie. Vaste connerie. Vous n'allez pas me dire que vous travaillez bien sachant qu'elles ont mis des arbres pour nous cacher le soleil comme si on était les idiots d'une démonstration platonicienne. Elles ont mis des arbres de la montagne à côté d'un fleuve. Nous sommes à côté d'un fleuve et elles ont mis, non pas des arbres généralement plantés à côté des fleuves ou des rivières, non, elles ont planté, elles ont planté des arbres qui poussent généralement en haute montagne. Comment voulez-vous que ces arbres tiennent le coup ? Elles sont par conséquent obligées d'investir dans des câbles métalliques pour empêcher les arbres de s'écrouler sur les vitres de la bibliothèque, qui bordent les tables où nous essayons péniblement de travailler.

Isabelle Zribi, Bienvenue à Bathory (Verticales, 2007, p. 55-57)
(merci cairo de m'avoir signalé ce texte)

Isabelle Zribi est née en 1974
Elle co-anime la revue Action restreinte et a déjà publié M. J. Faust (Comp'Act, 2003)

Dans la Revue X, une vidéo sur fond de BiB.

vendredi 19 janvier 2007

être tous les gens

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Le site des éditions Gallimard propose à l'occasion de la sortie aujourd'hui de son nouveau roman Microfictions une vidéo (très lente à charger!) dans laquelle Régis Jauffret commente son travail sur ce roman : il y affirme avec force que ce « bloc » de 500 courtes fictions (une page et demi environ) n'est absolument pas un recueil de nouvelles mais un roman, c'est-à-dire un « objet (...) rempli de personnages (...) bourré de gens jusqu'à la gueule », l'équivalent d'une « foule ». (comparable à celle qui peuplait Univers, univers).

On peut aussi lire en ligne :
- un article de Martine Laval (Télérama)
- un article de Philippe Lançon (Libération, 18 janvier 2007)

Pas en ligne, malheureusement, voir aussi l'excellent dossier du Matricule des anges (79, janvier 2007), dans lequel Thierry Guichard retrace l'itinéraire personnel et romanesque du romancier puis l'interroge longuement sur son livre. Régis Jauffret répond notamment :

il y a une tentative de plonger dans les cerveaux. Comme si dans une foule les crânes étaient transparents et les cerveaux lisibles ; c'est un peu l'impression schizophrène que j'ai. Quand je vois quelqu'un, je connais déjà sa vie. Une vie que je lui imagine, évidemment. (...)
Écrire, pour moi, c'est faire apparaître une population. Qui se construirait de l'intérieur, qui n'apparaît pas d'abord en tant que corps mais en tant que conscience. (...)
L'écrivain a quelque chose de compassionnel. L'écrivain doit arriver à souffrir à la place des autres, ressentir ce que les autres ressentent. Le soir, quand toutes les lumières sont allumées dans l'immeuble en face de chez moi, je pénètre dans tous les appartements et je peux arriver à être tous les gens. C'est le fantasme qui m'habite et me fait écrire. C'est d'autant plus vrai pour Microfictions. J'ai le sentiment que je peux arriver à être tout le monde. C'est faux, mais cette illusion a une part de vérité.
(...)
J'avais commencé à écrire ces histoires sans savoir exactement où j'allais. quand j'en ai écrit trois ou quatre, j'ai vu qu'elles avaient la même structure. J'ai décidé de poursuivre ainsi, et je n'ai pas ressenti ça comme une contrainte oulipienne.
En fait ce format d'une page et demie donné à chaque histoire, je le vois un peu comme un verre et voilà. C'est un parti pris qui rend l'écriture plus facile. J'essaie d'aller toujours vers la plus grande liberté dans l'écriture, et c'est la forme qui se crée qui permet cette liberté. Ce n'est pas du formalisme.
Ce livre, il est comme un paquet de petits Lu. Le petit Lu, c'est le premier biscuit manufacturé. Là, chaque histoire n'est pas le même gâteau, mais on a le même moule à chaque fois. Et le livre est une sorte de paquet de fictions.

Né à Marseille le 5 juin 1955, Régis Jauffret est l’auteur de :
- Les Gouttes : pièce en un acte (Denoël, 1985)
- Seule au milieu d'elle (Denoël, L'Infini, 1985)
- Cet extrême amour (Denoël, 1986)
- Sur un tableau noir (Gallimard, L'Infini, 1993)
- Stricte intimité (Julliard, 1996)
- Histoire d’amour (Verticales, 1998)
- Clémence Picot (Verticales, 1999)
- Autobiographie (Verticales, 2000)
- Fragments de la vie des gens (Verticales, 2000)
- Promenade (Verticales, 2001)
- Les Jeux de plage (Verticales, Minimales, 2002)
- Univers, univers (Verticales, 2003 ; Prix Décembre)
- L’enfance est un rêve d’enfant (Verticales, 2004)
- Asiles de fous (Gallimard, 2005, Prix Femina)
- Microfictions (Gallimard, 2007)
- Vivre encore, encore (avec un dvd) (Verticales, Minimales, février 2007)

post scriptum : Buzz littéraire publie quatre billets sur Régis Jauffret

mercredi 17 janvier 2007

la peau fantôme

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J'ai eu une peau fantôme pendant sept ans. Plus exactement, j'ai cru pendant sept ans que j'étais condamné par cette maladie de la mort qu'on appelle « douleur d'Orphée ». Or je ne me faisais guère d'idées, j'étais réellement atteint, ma peau était plus froide qu'un crime. Mais, au bout de sept ans, un hasard extraordinaire me fit croire, et me donna quasiment l'assurance que je pourrais échapper à cette maladie, m'en libérer. De même que je n'avais avoué à personne, sauf à des amis qui se comptent sur les doigts d'une main, que j'étais en proie à des pulsions de mort sans précédent, je n'avouai à personne, sauf à ces quelques amis, que j'allais m'en tirer, que je serais, par ce hasard extraordinaire, le premier Orphée gay de la mythologie à se retourner sciemment sur son aimé pour lui dire adieu. Repose en paix.

(derniers mots de La Peau fantôme, 2005, p. 120)

J'apprends par Livres hebdo que Marc Vilrouge est mort la nuit dernière à 35 ans.

Né le 9 mai 1971 à Enghien-les-Bains, il a publié :

L’Herbe de Saturne (Balland, 2000)
Sacrés Animaux ! (Seuil Jeunesse, 2001)
Air conditionné (Seuil, 2002)
Reproduction non autorisée (Le Dilettante, 2004)
La Peau fantôme (Le Dilettante, 2005)

Le Livre impossible (Le Dilettante, 2007) vient de paraître.

Site : L'oeuvre au rouge

vendredi 12 janvier 2007

sur le fond de ténèbres

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Un soir il s’assit à sa table devant une feuille de papier blanc. C’était le printemps maintenant. La fenêtre de la chambre était ouverte sur la nuit tiède. L’une des branches du grand acacia qui poussait dans le jardin touchait presque le mur, et il pouvait voir les plus proches rameaux éclairés par la lampe, avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond de ténèbres, les folioles ovales teintées d’un vert cru par la lumière électrique remuant par moments comme des aigrettes, comme animées soudain d’un mouvement propre, comme si l’arbre tout entier se réveillait, s’ébrouait, se secouait, après quoi tout s’apaisait et elles reprenaient leur immobilité.

Claude Simon, L'Acacia (Minuit, 1989, derniers mots, p. 380)

Le deuxième numéro des Cahiers Claude Simon, intitulé Claude Simon, maintenant, vient de paraître aux Presses universitaires de Perpignan. Il s'agit d'un volume d'hommage à l'écrivain mort en juillet 2005, qui réunit des textes d'écrivains, d'artistes, d'intellectuels attachés à son oeuvre, parmi lesquels Pierre Bergounioux, François Bon, Yves Bonnefoy, Michel Butor, Olivier Rolin, Pierre Soulages, etc.

Le prochain Séminaire de l'Association des Lecteurs de Claude Simon aura lieu le 3 février 2007. Pour d'autres informations et des liens, consulter la page Claude Simon de labyrinthe.

jeudi 11 janvier 2007

reconfigurer son dur

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« Après Pomme Q, vous ne regarderez plus votre ordinateur de la même façon » promet la quatrième de couv' : et c'est vrai ! Le premier roman d' Émilie Stone, journaliste, est une farce drôle et enlevée dont l'originalité est le narrateur : un ordinateur portable. Certes le style est assez basique mais d'entrée une « note de l'ordinateur » nous a malicieusement prévenus :

Vous ne vous imaginez pas les calculs effectués pour traduire mon langage binaire dans votre code humain à nuances. Si j'avais une tête, votre langue me l'aurait prise. Je vous demanderai donc un peu d'indulgence pour mon style parfois un peu binaire et mon accent informatique. Vous me devez bien ça, après tout ce que les miens font pour vous. (p. 14)

Le point du vue de l'ordinateur sur sa courte vie est dépaysant :

Je n'ai pas de nom. Juste un très long numéro de série. D'origine modeste et numérique, je suis né dans la tête d'un ingénieur américain protestant sous antidépresseurs et les mains d'une assembleuse taïwanaise confucéenne nettement moins bien payée. J'ai été conçu pour qu'un bobo urbain d'une capitale quelconque me tape sur le système, tant qu'il voudra. Le temps qu'un nouveau modèle lui donne une envie de faire de moi une occasion. (p. 9)
Au début, c'est vrai, vous faites attention. Vous nous protégez des chocs, de l'humidité, de la chaleur, (les mauvaises rencontres. Vous nous offrez de l'ombre, des barrettes de mémoire, des logiciels neufs, des programmes antivirus. Mais jamais rien pour nous remercier, non. Toujours pour mieux nous utiliser, sans nous abîmer, pour mieux nous revendre. Pourtant, nous remercier, vous pourriez. Seulement, à force de nous avoir sous la main dès que vous en avez besoin, vous ne réalisez plus tout ce que faisons pour vous. À longueur d'année, jour et nuit, vous nous allumez pour nous demander de l'aide pour écrire, dessiner, composer, calculer, jouer, vous masturber, classer vos photos de vacances, trouver une définition impossible, un billet d'avion en promotion la veille (les vacances, un coupe-faim illégal, une crème antirides du Népal, le régime sans régime, la version micro-ondes d'une recette (le votre grand-mère, (les barres d'or solides à prix cassé ou un partenaire sexuel consentant dans le quartier. Vous nous demandez de vous aider à vivre. Hommes, femmes, enfants, vieux beaux pervers, jeunes belles célibataires, chirurgien homo, chômeur bi, scénariste hétéro, on vous aide tous, sans distinction d'âge, de race, de sexe, ou (le religion. De plus en plus, (le plus en plus souvent, de plus en plus tôt. Pour tous ces « services rendus », on aurait pu compter sur un peu de considération de votre part. Erreur. À la moindre de nos défaillances, vous n'hésitez pas à nous insulter, à nous frapper même... Si une antenne « SOS ordinateurs battus » existait, elle serait débordée par son succès. D'après mes sources - à l'heure où vous les lirez ces données seront déjà dépassées par la réalité - un quart des humains britanniques ont vu un collègue frapper leur ordinateur, et un sur huit a entendu menacer gravement l'ensemble du département informatique. Je ne compte plus les potes qui se sont retrouvés les touches arrachées, l'écran explosé ; ceux qui ont fait des chutes mortelles d'escalier, sans mentionner les défenestrés... Si nous ne sommes pas tous des ordinateurs battus, compter sur la fidélité humaine reste un très mauvais calcul. Le jour ou vous craquez pour une machine plus jeune, plus puissante, plus mince, vous nous abandonnez sans hésiter. Sans même simuler le moindre regret. Quand vous ne voulez plus de nous, vous vous contentez de nous lâcher n'importe où, avec n'importe qui : parent réfractaire, enfant hyperactif, poubelle sans tri. Notre fin est forcément pathétique et notre heure de gloire courte : tous les dix-huit mois, une génération de machines deux fois plus puissantes débarque sur le marché. Un an et demi après notre naissance, nous passons, sans aucune assistance psychologique, du statut enviable de « nouveauté » à celui de bouffon d' « occasion ». (p. 10-12)

de même que ce qu'il pense des humains :

J'ai fait tout ce que j'ai pu pour l'aider, mais je ne peux pas reconfigurer son dur à lui. Je ne sais pas sous quel système d'exploitation il tournait, mais c'était un lent. (p. 31-32)
J'enregistrais, sans bien tout capter. Les données que j'accumulais défiaient la logique. En toute objectivité, c'était vraiment n'importe quoi, les humains. Et depuis longtemps. Ça faisait quand même des dizaines de milliers d'années que le modèle prouvait que fondamentalement quelque chose ne fonctionnait pas. Qui attendait quoi pour améliorer enfin sérieusement le modèle ? Plusieurs hypothèses : soit le fabricant avait mis la clef sous la porte, soit il était arrivé à son seuil d'incompétence, soit il trouvait son compte dans ce chaos. Seulement pour avoir le nom et l'adresse de ce fameux fabricant, rien n'avait l'air d'être plus compliqué à calculer. Impossible d'obtenir une réponse claire sur la question. Certains remettaient en cause l'existence même d'un fabricant... Même Google calait sur le sujet. (p. 34)

Émilie Stone, Pomme Q (Michalon, 2006)

post scriptum : Emilie Stone présente son roman dans buzz... littéraire.

mercredi 10 janvier 2007

provisoires survivants

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Patraque, le dernier livre de Frédéric Boyer (dont je n'aime pas tous les livres) est très réussi : il ne raconte pas votre gastro-entérite post-réveillon ; mais comment c'est l'humanité tout entière qui l'est, patraque.

Chacun porte une petite boîte à chaussures, avec dans cette boîte quelque chose qu'il appelle « ma vie ». Où le possessif sonne comme une cloche fêlée. Mais personne ne peut regarder dans la boîte de l'autre et vérifier qu'il y ait bien le mot « vie » et non pas une mouche morte ou un jouet d'enfant abandonné. La seule chose troublante est qu'un jour ou l'autre le type laisse tomber sa boîte et qu'on n'entend plus parler de lui. (p. 28)

Faites le compte, mon vieux. Plus de deux cents milliards d'êtres humains se sont succédé sur la planète depuis les débuts de l'espèce. Environ...
C'est une idée folle. C'est une idée à la fois pénible et attendrissante. Douloureusement et nécessairement absurde. Ahurissante. Nous ne sommes rien d'autre que la patience, que la douceur de ces chiffres, rien d'autre que l'idiotie avec laquelle nous nous représentons cet infiniment fini de l'espèce, et qui fait de nous de provisoires survivants.
Aujourd'hui, le soldat homo sapiens sapiens commence à se sentir bien seul.
Le mot humanité parmi les étendards des espèces vivantes désigne la foule de celles et ceux qui souffrent d'insatisfaction chronique, qui savent que tout ça est vrai et qui la bouclent.
Depuis ses débuts, c'est chaque fois la même infirmité, un entêtement stupide dans la routine aveugle et sourde de l'espèce. Longtemps les enfants voudraient avoir l'âge qu'ils n'ont pas encore, devenir grands, et réalisent brutalement un jour qu'ils sont passés dans le camp adverse. Celui des adultes et de la mort qui fait de nous tous des orphelins trop vite grandis, et vivant dans le souvenir d'un crime qui se serait effacé. Aucun d'entre nous n'a jamais rien vu venir. On passe des nuits sans sommeil, on se prive de manger et boire, et le résultat est toujours le même...
On en prend plein la gueule. (p. 80-81)

« L'existence est forcément dans l'erreur » (Voix lointaine de Marcel Proust)
L'existence comme la littérature occupe strictement le champ des erreurs.
Mais il est très difficile de découvrir l'erreur dans nos vies. Les explications psychologiques ou autres n'enlèvent jamais rien au fait que nous vivons dans l'erreur.
Le seul à avoir parfaitement compris ça, c'est le sorcier Marcel Proust. Une vie humaine n'a de récit que celui de ses erreurs.
Ça commence dans le noir et ça finit dans le noir. (p. 95-96)

Quelqu'un s'emporte, là-bas.
- Je vais engueuler les humains, dit-il. Je vais immoler les grands hommes à tous les imbéciles, et les martyrs à tous les bourreaux... Gustave Flaubert a lancé ça, le 16 décembre 1852, à sa maîtresse Louise Collet qui aurait sans doute préféré recevoir une invitation à danser. (…)
Tous les hommes devraient un jour enfiler la peau de Flaubert fatigué et engueuler comme lui le genre humain. Engueuler le peuple innombrable des morts.
Les hommes se racontent qu'ils sont des hommes. Ils jouent ce rôle-là depuis des millénaires. Ils sont tous intimement persuadés d'être des hommes. Certains jours un peu moins. Pour les hommes, l'humanité c'est comme au cinéma. Ils rêvent à moitié le rôle qu'ils ne jouent pas très bien. (p. 108-110)

L'humanité se sait superficielle mais par profondeur. Elle s'ennuie sur les terrasses ensoleillées comme au fond d'un vieux divan devant les mêmes séries télé. Plus les connaissances s'accumulent, plus l'humanité ressemble à une petite fille anorexique. Elle assiste, impuissante, à l'obésité mondiale. (p. 147)

Et si ce que nous tenions à cacher à tout prix était notre ressemblance commune ? Qu'il n'y ait pas tant de différences que ça entre nous ? Cet air ancien, vite stupide, que chaque visage humain porte sur lui. (Regardez-vous dans la glace.) (p. 149)

Frédéric Boyer, Patraque (POL, 2006)

lundi 25 décembre 2006

l'empire de la passivité moderne

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Spécialement pour Berlol (!) encore un peu de « péremptoire » debordien :

12. Le spectacle se présente comme une énorme positivité indiscutable et inaccessible. Il ne dit rien de plus que « ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît ». L'attitude qu'il exige par principe est cette acceptation passive qu'il a déjà en fait obtenue par sa manière d'apparaître sans réplique, par son monopole de l'apparence.
13. Le caractère fondamentalement tautologique du spectacle découle du simple fait que ses moyens sont en même temps son but. Il est le soleil qui ne se couche jamais sur l'empire de la passivité moderne. Il recouvre toute la surface du monde et baigne indéfiniment dans sa propre gloire.
(...)

69. Dans l'image de l'unification heureuse de la société par la consommation, la division réelle est seulement suspendue jusqu'au prochain non-accomplissement dans le consommable. Chaque produit particulier qui doit représenter l'espoir d'un raccourci fulgurant pour accéder enfin à la terre promise de la consommation totale est présenté cérémonieusement à son tour comme la singularité décisive. Mais comme dans le cas de la diffusion instantanée des modes de prénoms apparemment aristocratiques qui vont se trouver portés par presque tous les individus du même âge, l'objet dont on attend un pouvoir singulier n'a pu être proposé à la dévotion des masses que parce qu'il avait été tiré à un assez grand nombre d'exemplaires pour être consommé massivement. Le caractère prestigieux de ce produit quelconque ne lui vient que d'avoir été placé un moment au centre de la vie sociale, comme le mystère révélé de la finalité de la production. L'objet qui était prestigieux dans le spectacle devient vulgaire à l'instant où il entre chez ce consommateur, en même temps que chez tous les autres. Il révèle trop tard sa pauvreté essentielle, qu'il tient naturellement de la misère de sa production. Mais déjà c'est un autre objet qui porte la justification du système et l'exigence d'être reconnu.

Guy Debord, La Société du spectacle (1967) (Gallimard, Folio, p. 20 et p. 63-64)

et quelques liens :
- La Société du spectacle (1967)
- Commentaires sur la Société du spectacle (1988)
- Cinq films de Guy Debord
- Vincent Kaufmann, Guy Debord (ADPF, 2003)
- Notice Guy Debord (Wikipedia)
- Page Guy Debord (Revue des Ressources)

vendredi 22 décembre 2006

disposition à ne rien faire

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Chaque fois que je reçois dans ma boîte mail le feuilleton offert actuellement par les éditions POL (après Winckler, Camille Laurens, Jacques Jouet, etc.) j'ai envie d'en parler, tant les dessins de François Matton sont poétiques, énigmatiques et émouvants. De plus, dans sa notice biographique (POL), on lit :

Vivant de peu, se contentant d’un rien, son existence frappe par son absence totale de faits remarquables : aucun voyage à l’étranger, aucune aventure amoureuse, aucune rencontre fondatrice, aucune ambition sociale, nulle tentative de sortir de l’ordinaire. (...)
Mis à part de fréquentes promenades non loin de chez lui, son principal plaisir consiste à rester seul dans son appartement à ne rien faire. Il a d’ailleurs pour cela une disposition qui, pour le coup, semble exceptionnelle. C’est un peu comme si ne rien faire coïncidait chez lui avec le plus grand sentiment d’être.
Être quoi ? Essentiellement rien – et c’est de cela qu’il tire sa joie. (...)
(« Même pas vrai ! »)

En outre il a publié jadis un recueil intitulé Lignes de fuite (Dumerchez, 1999) !

On peut consulter aussi en ligne son site et surtout son intéressant blog à dessin.

mardi 12 décembre 2006

énigmatiques

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Le dernier roman publié par les éditions Comp'Act que j'ai lu est Chants de Mars : ce premier roman de Marc Ory n'est pas totalement réussi mais il est très intéressant car énigmatique, à la fois drôle et métaphysique ; commençant dans un panier à salade sur la corniche de Marseille comme un roman de Philippe Carrese, il se termine dans le royaume himalayen du Mustang dans des accents à la Volodine, autour d'un personnage à la Dantec :

La peau de chagrin rugueuse de la carte globale se déchirait lentement sur le grand territoire. Omar lisait le monde vivant comme une partition d'ADN, les êtres directement via leurs codes karmiques. Il lisait la lumière et les années lumières, dans les pensées la danse des neurones, le tintement des synapses. Il entendait le langage machine de la vie. (p. 118-119)

Il y a beaucoup d'autres écritures énigmatiques à découvrir chez Comp'Act : celle, par exemple de Céline Minard (R., Comp'Act, 2004) ou celle de Véronique Vassilliou dans la trilogie N.O., le détournement (Comp'Act, 2003), Le Coefficient d’échec (Comp'Act, 2006) et Le + et le – de la gravité (Comp'Act, 2006).

mercredi 29 novembre 2006

le richard virenque du blog

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Son premier post (l'unique, pour l'heure) commence ainsi :

« À la demande générale, soit quatre personnes, je continue à vous communiquer mes pensées passionnantes, par l’intermédiaire de ce blog. La chronique « un mois » avec David Foenkinos se transforme en « une vie » avec David Foenkinos. Il vous faudra du souffle, et de l’aisance dans la souris, pour pouvoir assurer le rythme que je vais vous imposer. Mon but : être le Richard Virenque du blog. Tiens, à propos (art négligé de la digression en continuité), je l’ai rencontré l’année dernière au salon du livre où il dédicaçait son livre publié aux Editions Privat. J’avais le choix entre lui et Kundera, mais une rencontre avec Virenque, ça ne se refuse pas. Son livre repose dans ma bibliothèque tout contre Vialatte et Vian. (...) »

Joignant ma voix aux quatre personnes sus-dites, je souhaite longue vie (sans abus de substances illicites!) au blog de ce romancier souvent drôle et parfois profond, dont l'écriture jubilatoire s'entend à « inverser l'idiotie », pour rendre universel le (très) singulier.

David Foenkinos est né le 28 octobre 1974 à Paris. Il a publié cinq romans :
- Inversion de l'idiotie. De l'influence de deux polonais (Gallimard, 2002)
- Entre les oreilles (Gallimard, 2002)
- Le Potentiel érotique de ma femme (Gallimard, 2004) Prix Roger-Nimier
- En cas de bonheur (Flammarion, 2005)
- Les coeurs autonomes (Grasset, 2006)
Il a également écrit pour le cinéma, le théâtre et la bande dessinée (trilogie Pourquoi tant d'amour avec Benjamin Reiss, EP Editions 21)

On peut lire en ligne :
- sa notice Wikipedia
- sa notice Grasset
- un amusant entretien (@ la lettre)

Ce qui est dommage, c'est que son arrivée semble rendre son voisin de blog dans Livres hebdo, Christian Sauvage, tout mélancolique face à l'immensité de la blogosphère ...

mardi 28 novembre 2006

des poissons rouges dans un bocal

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L'élégance du hérisson (Gallimard, 2006) de Muriel Barbery est un beau livre, drôle, émouvant, acide parfois, écrit dans une langue très inventive qui mérite son Prix Georges Brassens. Dans le microcosme de la cage d'escalier d'un immeuble de la rue de Grenelle, les voix alternées de deux narratrices (la concierge qui cultive une apparence revêche et inculte alors qu’elle est très érudite et passionnée de lecture et de cinéma et une adolescente surdouée bien décidée à se suicider le jour de ses 13 ans) brossent une satire sociale toute en nuances ; toutes deux sont solitaires et totalement opaques pour leur entourage :

Elle a l'élégance du hérison : à l'extérieur, elle est bardée de piquants, une vraie forteresse, mais j'ai l'intuition qu'à l'intérieur, elle est aussi simplement raffinée que les hérissons, qui sont des petites bêtes faussement indolentes, farouchement solitaires et terriblement élégantes. (p. 153)

Muriel Barbery est née le 28 mai 1969.
Elle a publié en 2000 un premier roman : Une gourmandise (Gallimard) (qui vient d'être repris en Folio)

On peut consulter, pour voir quelques unes des images évoquées dans le roman, son blog qui n'en est pas vraiment un... et en profiter pour jeter un oeil au site intéressant de Stéphane Barbery, son mari.

Deux citations plus longues (les deux passages des chapitres 1 et 3 où l'on fait la connaissance des deux narratrices) pour se faire une idée :

Qui sème le désir
— Marx change totalement ma vision du monde, m'a déclaré ce matin le petit Pallières qui ne m'adresse d'ordinaire jamais la parole. Antoine Pallières, héritier prospère d'une vieille dynastie industrielle, est le fils d'un de mes huit employeurs. Dernière éructation de la grande bourgeoisie d'affaires — laquelle ne se reproduit que par hoquets propres et sans vices —, il rayonnait pourtant de sa découverte et me la narrait par réflexe, sans même songer que je puisse y entendre quelque chose. Que peuvent comprendre les masses laborieuses à l'œuvre de Marx ? La lecture en est ardue, la langue soutenue, la prose subtile, la thèse complexe.
Et c'est alors que je manque de me trahir stupidement.
— Devriez lire l'Idéologie allemande, je lui dis, à ce crétin en duffle-coat vert sapin.
Pour comprendre Marx et comprendre pourquoi il a tort, il faut lire l'Idéologie allemande. C'est le socle anthropologique à partir duquel se bâtiront toutes les exhortations à un monde nouveau et sur lequel est vissée une certitude maîtresse : les hommes, qui se perdent de désirer, feraient bien de s'en tenir à leurs besoins. Dans un monde où l'hubris du désir sera muselée pourra naître une organisation sociale neuve, lavée des luttes, des oppressions et des hiérarchies délétères.
— Qui sème le désir récolte l'oppression, suis-je tout près de murmurer comme si seul mon chat m'écoutait.
Mais Antoine Pallières, dont la répugnante et embryonnaire moustache n'emporte avec elle rien de félin, me regarde, incertain de mes paroles étranges. Comme toujours, je suis sauvée par l'incapacité qu'ont les êtres à croire à ce qui fait exploser les cadres de leurs petites habitudes mentales. Une concierge ne lit pas l'Idéologie allemande et serait conséquemment bien incapable de citer la onzième thèse sur Feuerbach. De surcroît, une concierge qui lit Marx lorgne forcément vers la subversion, vendue à un diable qui s'appelle CGT. Qu'elle puisse le lire pour l'élévation de l'esprit est une incongruité qu'aucun bourgeois ne forme.
— Direz bien le bonjour à votre maman, je marmonne en lui fermant la porte au nez et en espérant que la dysphonie des deux phrases sera recouverte par la force de préjugés millénaires. (p. 13-14)

Pensée profonde n° 1
Poursuivre les étoiles
Dans le bocal à poissons
Rouges finir
Apparemment, de temps en temps, les adultes prennent le temps de s'asseoir et de contempler le désastre qu'est leur vie. Alors ils se lamentent sans comprendre et, comme des mouches qui se cognent toujours à la même vitre, ils s'agitent, ils souffrent, ils dépérissent, ils dépriment et ils s'interrogent sur l'engrenage qui les a conduits là où ils ne voulaient pas aller. Les plus intelligents en font même une religion : ah, la méprisable vacuité de l'existence bourgeoise ! Il y a des cyniques dans ce genre qui dînent à la table de papa « Que sont nos rêves de jeunesse devenus ? » demandent-ils d'un air désabusé et satisfait. « Ils se sont envolés et la vie est une chienne. » Je déteste cette fausse lucidité de la maturité. La vérité, c'est qu'ils sont comme les autres, des gamins qui ne comprennent pas ce qui leur est arrivé et qui jouent aux gros durs alors qu'ils ont envie de pleurer.
C'est pourtant simple à comprendre. Ce qui ne va pas, c'est que les enfants croient aux discours des adultes et que, devenus adultes, ils se vengent en trompant leurs propres enfants. « La vie a un sens que les grandes personnes détiennent » est le mensonge universel auquel tout le monde est obligé de croire. Quand, à l'âge adulte, on comprend que c'est faux, il est trop tard. Le mystère reste intact mais toute l'énergie disponible a depuis longtemps été gaspillée en activités stupides. Il ne reste plus qu'à s'anesthésier comme on peut en tentant de se masquer le fait qu'on ne trouve aucun sens à sa vie et on trompe ses propres enfants pour tenter de mieux se convaincre soi-même.
Parmi les personnes que ma famille fréquente, toutes ont suivi la même voie : une jeunesse à essayer de rentabiliser son intelligence, à presser comme un citron le filon des études et à s'assurer une position d'élite et puis toute une vie à se demander avec ahurissement pourquoi de tels espoirs ont débouché sur une existence aussi vaine. Les gens croient poursuivre les étoiles et ils finissent comme des poissons rouges dans un bocal. Je me demande s'il ne serait pas plus simple d'enseigner dès le départ aux enfants que la vie est absurde. Cela ôterait quelques bons moments à l'enfance mais ça ferait gagner un temps considérable à l'adulte - sans compter qu'on s'épargnerait au moins un traumatisme, celui du bocal. (p. 19-20)

jeudi 9 novembre 2006

pêcheur de nuit

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Joli titre (en VO c'est Night Fisher !) et belle couverture pour ce roman graphique que je n'ai pas lu encore.
De plus le site de R. Kikuo Johnson (né sur l'île de Maui, à Hawaï, en 1981) vaut le détour.

mercredi 8 novembre 2006

komma

Le Prix Décembre a été attribué aujourd'hui à Pierre Guyotat pour Coma (Mercure de France) par sept voix contre une à Philippe Vilain pour Paris l'après-midi (Grasset).

Quelques liens pour saluer ce choix :

Sur Coma on peut lire Dominique Dussidour, Bertrand Leclair et le reste du beau dossier Guyotat de remue.net.

Et aussi, sur Guyotat :
- Notice du CiPM
- Notice Wikipedia
- Alain Leduc (Fabula)
- Valérian Lallement (Hermaphrodite)
- un entretien avec Michel Surya (Lire, décembre 2000)

vendredi 3 novembre 2006

rebond

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et grâce au billet de Chloé Delaume, qui annonce la parution de son prochain livre, La nuit je suis Buffy Summers, aux éditions è®e, je rebondis sur les nouveautés de cette excellente maison, et constate que le deuxième volume de Renews, intitulé Enfin! est paru.

Le principe, intéressant, de la série Renews est celui de livres collectifs sous forme de news non signées. Le premier volume, Terraformation (è®e, 2005), dont le sous-titre était « Modifier les conditions existantes à la surface d'une planète pour la rendre habitable », faisait une large part à une anticipation très intelligente ; Sylia Aire, Éric Arlix, Jacques Barbéri, Bruce Bégout, Claro, Chloé Delaume, Loïc Le Pivert, Jacques-François Marchandise, Jean-Charles Massera, Jérôme Mauche, Nathalie Quintane, Emmanuel Rabu et Yves Ramonet y avaient participé ; il est maintenant disponible gratuitement, avec quelques autres textes, sur le site de l'éditeur.

Le sous-titre de Enfin! est « Il vient de se passer quelque chose, c’est incontestable » et réunit Nathalie Blanc, Jérôme Game, Hugues Jallon, Bernard Joisten, Émily King, Natalia Krinerkopf, Onuma Nemon, Julie Pareau, Emmanuelle Pireyre, Lydie Salvayre et Philippe Vasset. On se précipite !

mardi 31 octobre 2006

riquiqui, le néant

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Je n'ai pas encore lu Lignes de faille, mais les romans et les essais de Nancy Huston peuvent tous être recommandés.
On peut commencer par :
Instruments des ténèbres (Actes sud, 1996)
L'Empreinte de l'ange (Actes sud, 1998)
ou Dolce agonia (Actes sud, 2001) pour les romans,
Journal de la création (Actes sud, 1990)
ou Professeurs de désespoir (Actes sud, 2004) pour les essais.
L'essentiel de ses livres sont publiés chez Actes sud.

Nancy Huston est née en 1953 à Calgary, au Canada. Elle vit en France depuis l'âge de 20 ans ; elle a suivi les séminaires de Roland Barthes et vit aujourd'hui avec avec Tzvetan Todorov. Son écriture, à la fois très intelligente, très construite et terriblement fragile et émouvante, parvient comme bien peu à restituer l'infinie complexité de l'humanité.

Deux citations piochées dans mes tablettes numériques (pour donner envie) :

Sous ses airs intimidants d’illimité, le néant est en fait une chose étroite et étriquée, je dirais même plus, riquiqui. La vie humaine mérite des jugements moins simplistes que la dichotomie espoir/désespoir : tout à la fois merveilleuse et terrible, désopilante et atroce, noble et ignoble, bien et mal, elle est complexe, donc imprévisible, donc passionnante : c'est la condition de notre réflexion et la source exclusive de notre lumière. (Professeurs de désespoir, p. 352-353)

Ah ! la complexité insondable de ces interactions humaines, chacun de nous se baladant avec ses petits critères selon lesquels on juge les autres, tout en s'efforçant de répondre à leurs critères à eux - mais discrètement, sans en avoir l'air, en faisant semblant de n'être que soi-même et de n'avoir besoin de l'approbation de personne... Il n'y a aucun étalon-or, rien que ces perpétuels glissements, rajustements et compromis, chacun agitant absurdement le pied dans l'air à la recherche d'un bout de terre ferme où le poser... (Instruments des ténèbres)

On peut aussi lire en ligne une très belle présentation-rencontre de Nancy Huston en sorcière due à Mona Chollet, et voir là une photo que j'aime bien.

lundi 23 octobre 2006

invisibles

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Autre premier roman, Supplément au roman national de Jean-Éric Boulin ne fait pas l'unanimité parmi les critiques. Il s'agit d'un portrait politique de la France, à travers quatre personnages emblématiques (Kamel Barek, terroriste, François Hollande, homme politique, Yann Guillois, assassin, et Le peuple) avec des anticipations (la guerre civile au printemps 2007 notamment) qu'on espère erronées. Le roman est parfois déservi par une écriture naturaliste jusqu'à la nausée, animée par la hargne mais sans beaucoup de nuances, parfois lassante dans la juxtapositions de propositions courtes et de longues énumérations ; mais il est efficace et dérangeant, car il a le mérite de prendre à bras le corps les problèmes de notre société. Jean-Éric Boulin décrit par exemple de façon très convaincante l'opposition radicale (et meurtrière de toute espérance), entre les visibles (ceux qui passent à la télé) et les invisibles (les autres, qui les regardent) :

Yann Guillois aurait pu être n'importe qui. Dans la rixe des ego, il ne partait pas le moins armé. Il n'a pas de réseaux mais peu importe. Il a dévoré des biographies. Il s'est passionné pour les leaders, les chefs de file, les responsables, les forces vives, et leur ascension au sommet d'organisations, leur goût du pouvoir, leurs duels en rase campagne, leur consommation de beaux corps, leur patience. Il avait cru lui aussi trouver les courants ascendants du libéralisme. Il était de leur trempe. De taille pour briguer une de ces vies intempestives, transatlantiques, mobiles comme des capitaux, racontées dans Public, Paris Match, les portraits du Monde, Figaroscope, des vies faites de mille des vôtres, où la mort n'a pas de prise. Les élus de la nouvelle ère fouissent comme jamais dans l'Histoire, sportifs, intellectuels, starlettes, politiques, patrons, titulaires d'une chaire, d'une révolte, d'une revendication, d'une organisation, spécialistes, vedettes altermondialistes, comiques, cumulant femmes, argent, narcissisme. La liste s'arrête quelque part. Leurs réussites tapissent le quotidien du peuple, des invisibles, les mortels, les exploités, les balayeurs, les professions intermédiaires, ceux qui pètent, puent, sans don, sans rien. Pour eux, le cancer, les odeurs d'aisselles, les bassins collés aux métros bondés, le multiethnique, la marque Dia, la peur, la mort, sans tambour ni trompette. (p. 74-75)

Yann Guillois a vu François Hollande à la télé, puis Michaël Youn, puis Jack Lang, puis Alain Finkielkraut puis Philippe Douste-Blazy puis Gérard Darmon puis Laurent Ruquier puis Arnaud Montebourg. Chez Ardisson, à Tout le monde en parle. Ça s'est fini par un karaoké. Sordide. La société est si lisse qu'elle ne laisse aucune prise.
Faire vivre notre pacte républicain. Les acquis sociaux. Le pitch. Les dernières tendances. La valeur travail. Yann Guillois exhorté à être compétitif. Les voix officielles rassurent. Les médias en patriotes scandent les vies d'événements. La société est enrôlée pour libérer des otages, lutter contre la myopathie, les accidents de la route, soutenir la candidature de Paris. À tour de rôle, les personnalités présentent leur actu. Des tombereaux de films. Chaque mercredi. Les mêmes écrivent. Tout le monde après en parlera. Le faux emplit l'époque comme du gaz hilarant. Société de congratulations. Irrespirable. Yann Guillois met sa tête dans l'écran, derrière la bienveillance. (p. 80-81)

Yann Guillois se rend sur le plateau de Tout le monde en parle, studio de La Plaine-Saint-Denis. Il arrive à passer les vigiles. L'émission est désormais en direct. Il enjambe des câbles dans une atmosphère bleutée, jusqu'à des néons signalant la place du public. Un assistant le met au milieu de gens cool. Un autre assistant, transpirant sous son casque, se met à taper dans ses mains. « On met le feu, on met le feu, allez. » Il y a beaucoup de femmes, demi-nues, qui sentent bon. Yann Guillois respire les épaules d'une brune devant lui. Il voit son visage de biais. Elle a tellement envie d'être étonnée.
Dans quelques instants, la société va se représenter. Le décor a la couleur d'une cascade.
On y va, lance le noir présentateur. Tout le monde se place. Yann Guillois est un peu tassé.
Il y a comme invités un sociologue, un politique, un présentateur de télévision, un jeune écrivain et quelqu'un qui a tout perdu. Le présentateur officie, l'autre distille des « vannes ». Ils parlent plus ou moins des Événements. L'homme politique parle de la crise française et dit se battre tous les jours pour la Sixième République. Le jeune écrivain renchérit, puis ajoute que la cocaïne décime. Une actrice de films pornographiques vient dire qu'elle assume sucer toutes ces bites. L'homme qui a tué sa femme en l'ayant prise pour la créature de Roswell fait état d'erreurs judiciaires à répétition. Le présentateur télé parle de ses mémoires après avoir eu un infarctus l'été dernier près de Ramatuelle. Cette clique vit plus ou moins sous perfusion médiatique. Ce soir, ils respirent, encore un peu, les yeux grands ouverts. Dans l'assistance, Yann Guillois voit des jeunes de vingt ans applaudir. L'envie sur leur visage fait mal à voir. Cette envie qui divise. Ils sont contents d'être là. À arpenter le vide, ils ne sont plus qu'à un mètre. Les invités commencent à s'embrasser. C'est bientôt fini. Le présentateur a maintenant sous le bras une pile de livres. Il y aura encore deux ou trois vannes, à tout casser. Après, ça sera karaoké.
Les visibles se regardent entre eux. Ils dessinent un cercle lumineux qu'accentuent les projecteurs. Ils se congratulent. Cette bonne humeur qu'autorisent deux centimètres de lévitation au-dessus du peuple. Ils ont sauvé leur peau de l'ennui, de la marque Dia, du SMIC, des RER jaunes, de l'invisibilité, de la frustration. Leur vie est une oeuvre qui, des invisibles, ne réfléchira rien. Dans une semaine, il y en aura une dizaine d'autres, sortis de la nuit autour, puis une dizaine d'autres. Pour des milliers de paroles vaines, de livres, de films, de DVD, à vendre. À vendre. Yann Guillois discerne la conspiration du monde à son malheur. Personne n'a objectivement intérêt au réarmement du langage. Pour parler des profondeurs vivantes, des souffrances qui s'en détachent pour remonter muettes à la surface. Parce que ce qu'elles ont de détraqué et de systématique menacerait le Tout. L'air du temps tiendra longtemps. La condition de Yann Guillois, cette société invivable aux hommes, la misère du monde ne seront jamais à l'ordre du jour.
Au milieu du karaoké, il se lève du public resté dans l'obscurité. Très raide, il sort un revolver de sa poche. En face de lui, l'animateur a le réflexe de se jeter sous son pupitre. Yann Guillois tire dans des têtes qui en étaient à rire. Trois d'entre elles tombent, dans la multiplication des cris, avant qu'une main ne frappe son bras. Ses trois dernières balles se perdent dans le décor.
L'événement a un retentissement extraordinaire. L'homme politique n'a pas survécu à ses blessures. L'homme qui avait tout perdu ne perdra plus. L'écrivain ne fera plus de pornographie. Les journaux du soir ouvrent sur le drame. Éditions spéciales repoussant les divertissements encore plus tard. Démocratie et violence. C'est le sujet qu'avait eu à traiter François Hollande à l'épreuve de culture générale de l'ENA. Il se rend sur place. Interrogé sur TF1, il en parle très bien. (p. 144-147)

Jean-Éric Boulin, Supplément au roman national (Stock, 2006)

Jean-Éric Boulin est né en 1978.
Pour se faire une idée, on peut l'écouter dans Répliques (France Culture, 7 octobre) (l'émission qui m'a donné envie de le lire car Boulin a le grand mérite de parvenir à ne pas se laisse instrumentaliser par Alain Finkielkraut !) et lire en ligne quelques critiques :
- Daniel Rondeau (TV5)
- Michel Abescat (Télerama)
- Marc de Launay (Zone littéraire)
- blog Culture cafe (pour les commentaires assasins assez divertissants).

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