
Autre premier roman, Supplément au roman national de Jean-Éric Boulin ne fait pas
l'unanimité parmi les critiques. Il s'agit d'un portrait politique de la
France, à travers quatre personnages emblématiques (Kamel Barek, terroriste,
François Hollande, homme politique, Yann Guillois, assassin, et Le peuple) avec
des anticipations (la guerre civile au printemps 2007 notamment) qu'on espère
erronées. Le roman est parfois déservi par une écriture naturaliste jusqu'à la
nausée, animée par la hargne mais sans beaucoup de nuances, parfois lassante
dans la juxtapositions de propositions courtes et de longues
énumérations ; mais il est efficace et dérangeant, car il a le mérite de
prendre à bras le corps les problèmes de notre société. Jean-Éric Boulin décrit
par exemple de façon très convaincante l'opposition radicale (et meurtrière de
toute espérance), entre les visibles (ceux qui passent à la télé) et les
invisibles (les autres, qui les regardent) :
Yann Guillois aurait pu être n'importe qui. Dans la rixe des ego, il ne
partait pas le moins armé. Il n'a pas de réseaux mais peu importe. Il a dévoré
des biographies. Il s'est passionné pour les leaders, les chefs de file, les
responsables, les forces vives, et leur ascension au sommet d'organisations,
leur goût du pouvoir, leurs duels en rase campagne, leur consommation de beaux
corps, leur patience. Il avait cru lui aussi trouver les courants ascendants du
libéralisme. Il était de leur trempe. De taille pour briguer une de ces vies
intempestives, transatlantiques, mobiles comme des capitaux, racontées dans
Public, Paris Match, les portraits du Monde,
Figaroscope, des vies faites de mille des vôtres, où la mort n'a pas
de prise. Les élus de la nouvelle ère fouissent comme jamais dans l'Histoire,
sportifs, intellectuels, starlettes, politiques, patrons, titulaires d'une
chaire, d'une révolte, d'une revendication, d'une organisation, spécialistes,
vedettes altermondialistes, comiques, cumulant femmes, argent, narcissisme. La
liste s'arrête quelque part. Leurs réussites tapissent le quotidien du peuple,
des invisibles, les mortels, les exploités, les balayeurs, les professions
intermédiaires, ceux qui pètent, puent, sans don, sans rien. Pour eux, le
cancer, les odeurs d'aisselles, les bassins collés aux métros bondés, le
multiethnique, la marque Dia, la peur, la mort, sans tambour ni trompette. (p.
74-75)
Yann Guillois a vu François Hollande à la télé, puis Michaël Youn, puis Jack
Lang, puis Alain Finkielkraut puis Philippe Douste-Blazy puis Gérard Darmon
puis Laurent Ruquier puis Arnaud Montebourg. Chez Ardisson, à Tout le monde
en parle. Ça s'est fini par un karaoké. Sordide. La société est si lisse
qu'elle ne laisse aucune prise.
Faire vivre notre pacte républicain. Les acquis sociaux. Le pitch. Les
dernières tendances. La valeur travail. Yann Guillois exhorté à être
compétitif. Les voix officielles rassurent. Les médias en patriotes scandent
les vies d'événements. La société est enrôlée pour libérer des otages, lutter
contre la myopathie, les accidents de la route, soutenir la candidature de
Paris. À tour de rôle, les personnalités présentent leur actu. Des tombereaux
de films. Chaque mercredi. Les mêmes écrivent. Tout le monde après en parlera.
Le faux emplit l'époque comme du gaz hilarant. Société de congratulations.
Irrespirable. Yann Guillois met sa tête dans l'écran, derrière la
bienveillance. (p. 80-81)
Yann Guillois se rend sur le plateau de Tout le monde en parle,
studio de La Plaine-Saint-Denis. Il arrive à passer les vigiles. L'émission est
désormais en direct. Il enjambe des câbles dans une atmosphère bleutée, jusqu'à
des néons signalant la place du public. Un assistant le met au milieu de gens
cool. Un autre assistant, transpirant sous son casque, se met à taper dans ses
mains. « On met le feu, on met le feu, allez. » Il y a beaucoup de
femmes, demi-nues, qui sentent bon. Yann Guillois respire les épaules d'une
brune devant lui. Il voit son visage de biais. Elle a tellement envie d'être
étonnée.
Dans quelques instants, la société va se représenter. Le décor a la couleur
d'une cascade.
On y va, lance le noir présentateur. Tout le monde se place. Yann Guillois est
un peu tassé.
Il y a comme invités un sociologue, un politique, un présentateur de
télévision, un jeune écrivain et quelqu'un qui a tout perdu. Le présentateur
officie, l'autre distille des « vannes ». Ils parlent plus ou moins des
Événements. L'homme politique parle de la crise française et dit se battre tous
les jours pour la Sixième République. Le jeune écrivain renchérit, puis ajoute
que la cocaïne décime. Une actrice de films pornographiques vient dire qu'elle
assume sucer toutes ces bites. L'homme qui a tué sa femme en l'ayant prise pour
la créature de Roswell fait état d'erreurs judiciaires à répétition. Le
présentateur télé parle de ses mémoires après avoir eu un infarctus l'été
dernier près de Ramatuelle. Cette clique vit plus ou moins sous perfusion
médiatique. Ce soir, ils respirent, encore un peu, les yeux grands ouverts.
Dans l'assistance, Yann Guillois voit des jeunes de vingt ans applaudir.
L'envie sur leur visage fait mal à voir. Cette envie qui divise. Ils sont
contents d'être là. À arpenter le vide, ils ne sont plus qu'à un mètre. Les
invités commencent à s'embrasser. C'est bientôt fini. Le présentateur a
maintenant sous le bras une pile de livres. Il y aura encore deux ou trois
vannes, à tout casser. Après, ça sera karaoké.
Les visibles se regardent entre eux. Ils dessinent un cercle lumineux
qu'accentuent les projecteurs. Ils se congratulent. Cette bonne humeur
qu'autorisent deux centimètres de lévitation au-dessus du peuple. Ils ont sauvé
leur peau de l'ennui, de la marque Dia, du SMIC, des RER jaunes, de
l'invisibilité, de la frustration. Leur vie est une oeuvre qui, des invisibles,
ne réfléchira rien. Dans une semaine, il y en aura une dizaine d'autres, sortis
de la nuit autour, puis une dizaine d'autres. Pour des milliers de paroles
vaines, de livres, de films, de DVD, à vendre. À vendre. Yann Guillois discerne
la conspiration du monde à son malheur. Personne n'a objectivement intérêt au
réarmement du langage. Pour parler des profondeurs vivantes, des souffrances
qui s'en détachent pour remonter muettes à la surface. Parce que ce qu'elles
ont de détraqué et de systématique menacerait le Tout. L'air du temps tiendra
longtemps. La condition de Yann Guillois, cette société invivable aux hommes,
la misère du monde ne seront jamais à l'ordre du jour.
Au milieu du karaoké, il se lève du public resté dans l'obscurité. Très raide,
il sort un revolver de sa poche. En face de lui, l'animateur a le réflexe de se
jeter sous son pupitre. Yann Guillois tire dans des têtes qui en étaient à
rire. Trois d'entre elles tombent, dans la multiplication des cris, avant
qu'une main ne frappe son bras. Ses trois dernières balles se perdent dans le
décor.
L'événement a un retentissement extraordinaire. L'homme politique n'a pas
survécu à ses blessures. L'homme qui avait tout perdu ne perdra plus.
L'écrivain ne fera plus de pornographie. Les journaux du soir ouvrent sur le
drame. Éditions spéciales repoussant les divertissements encore plus tard.
Démocratie et violence. C'est le sujet qu'avait eu à traiter François Hollande
à l'épreuve de culture générale de l'ENA. Il se rend sur place. Interrogé sur
TF1, il en parle très bien. (p. 144-147)
Jean-Éric Boulin, Supplément au roman national (Stock, 2006)
Jean-Éric Boulin est né en 1978.
Pour se faire une idée, on peut l'écouter dans Répliques (France Culture, 7 octobre) (l'émission qui m'a
donné envie de le lire car Boulin a le grand mérite de parvenir à ne pas se
laisse instrumentaliser par Alain Finkielkraut !) et lire en ligne quelques
critiques :
- Daniel Rondeau (TV5)
- Michel Abescat (Télerama)
- Marc de Launay (Zone littéraire)
- blog Culture cafe (pour les commentaires assasins assez
divertissants).