qui pleurent comme des urnes
Par cgat le jeudi 5 avril 2007, 00:05 - citations - Lien permanent
Allez, encore un petit passage de Flaubert, sur les lectures d'Emma, avec une autre métaphore étrange, celle des messieurs « qui pleurent comme des urnes » :
Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, dames persécutées s'évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu'on tue à tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l'est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s'éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. Elle eut dans ce temps-là le culte de Marie Stuart, et des vénérations enthousiastes à l'endroit des femmes illustres ou infortunées. Jeanne d'Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière et Clémence Isaure, pour elle, se détachaient comme des comètes sur l'immensité ténébreuse de l'histoire, où saillissaient encore çà et là, mais plus perdus dans l'ombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélemy, le panache du Béarnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes où Louis XIV était vanté. À la classe de musique, dans les romances qu'elle chantait, il n'était question que de petits anges aux ailes d'or, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui lui laissaient entrevoir, à travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, l'attirante fantasmagorie des réalités sentimentales. Quelques-unes de ses camarades apportaient au couvent les keepsakes qu'elles avaient reçus en étrennes. Il les fallait cacher, c'était une affaire; on les lisait au dortoir. Maniant délicatement leurs belles reliures de satin, Emma fixait ses regards éblouis sur le nom des auteurs inconnus qui avaient signé, le plus souvent, comtes ou vicomtes, au bas de leurs pièces.
Elle frémissait, en soulevant de son haleine le papier de soie des gravures, qui se levait à demi plié et retombait doucement contre la page. C'était, derrière la balustrade d'un balcon, un jeune homme en court manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille en robe blanche, portant une aumônière à sa ceinture; ou bien les portraits anonymes des ladies anglaises à boucles blondes, qui, sous leur chapeau de paille rond, vous regardent avec leurs grands yeux clairs. On en voyait d'étalées dans des voitures, glissant au milieu des parcs, où un lévrier sautait devant l'attelage que conduisaient au trot deux petits postillons en culotte blanche. D'autres, rêvant sur des sofas près d'un billet décacheté, contemplaient la lune, par la fenêtre entrouverte, à demi drapée d'un rideau noir. Les naïves, une larme sur la joue, becquetaient une tourterelle à travers les barreaux d'une cage gothique, ou, souriant la tête sur l'épaule, effeuillaient une marguerite de leurs doigts pointus, retroussés comme des souliers à la poulaine. Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles, aux bras des bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs, et vous surtout, paysages blafards des contrées dithyrambiques, qui souvent nous montrez à la fois des palmiers, des sapins, des tigres à droite, un lion à gauche, des minarets tartares à l'horizon, au premier plan des ruines romaines, puis des chameaux accroupis; - le tout encadré d'une forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand rayon de soleil perpendiculaire tremblotant dans l'eau, où se détachent en écorchures blanches, sur un fond d'acier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent.
Et l'abat-jour du quinquet, accroché dans la muraille au-dessus de la tête d'Emma, éclairait tous ces tableaux du monde, qui passaient devant elle les uns après les autres, dans le silence du dortoir et au bruit lointain de quelque fiacre attardé qui roulait encore sur les boulevards.
Gustave Flaubert, Madame Bovary, I, 6
Commentaires
Et encore un beau tableau ! Douce lumière...
Pour les "urnes", Flaubert avait d'abord écrit "fontaines" mais tout de suite biffé pour "urnes" et plus modifié par la suite (si je me débrouille bien avec les manuscrits...)
Cf. : http://www.univ-rouen.fr/flaubert/0...
qui est le peintre ?
étrange de retrouver Gustave en petits morceaux d'écran, on dirait un gâteau avec plein de trucs dedans
y a déjà du Bouvet Pécuchard dans ce passage là
je reviens 1/2h + tard, désolé, C, d'encombrer : mais tout à l'heure à cause du tableau, j'ai lu tout le passage avec intérieurement des peintures 18ème/19ème qui défilaient, et donc un texte où la "couleur" de la phrase s'associait à des "couleurs" perçues intérieurement
or l'image qui m'a le plus troublé ce n'est pas l'urne, mais la feuille de papier de soie qui lève avec le souffle, je me disais devant mon café qu'avec l'écran on ne pourrait pas connaître cette sensation là (pour moi souvenir d'un minuscule verlaine appartenant à mon grand-père maternel, avec ce papier de soie intercalés sur les gravures, et quelques émois)
et surtout, que toute la 2ème partie, Emma le voit en "niveaux de gris" comme on dit chez Photoshop, et à relire, bien sûr aucune allusion de couleur, sauf le mot "blanches" et le mot "noir" tout d'un coup plus des indications de contraste - ce que Flaubert décrit, c'est un monde en noir et blanc, et l'imaginaire d'Emma quand elle lit Walter Scott c'est aussi en noir et blanc, c'est juste la présence ici sur la page écran du tableau d'en haut qui a déplacé ma perception
c'est génial, via "l'abat-jour du quinquet", le retour au plan large, mais au lieu de nous remettre de la couleur, Flaubert met... du bruit (le fiacre) - avec en plus le mot "tableau" qui vient là
très curieux aussi l'apostrophe par le "vous", me souvenait plus qu'il y avait des échappées comme ça, juste pour tenir 10 lignes d'accumulation
quel vieux roublard, le moustachu, il devait bien se marrer en relisant ça
ça fait ça aux autres lecteurs, aussi ?
à relire encore, il y a quand même une échappée : les "assiettes peintes", là c'est une référence à des images colorées - et d'ailleurs c'est le moment où il y a "ailes d'or"
le décalage c'est la façon dont sont colorés les mots eux-mêmes, alors que l'image est très soigneusement construite en gris
"avec un grand rayon de soleil perpendiculaire tremblotant dans l'eau, où se détachent en écorchures blanches, sur un fond d'acier gris"
m'impressionne, le Vieux
du Bouvard et Péchuchet ? assez vrai, mais j'avoue que si je suis franche il m'est arrivé, avec délice, de tomber dans cette forme de bovarysme et de me graisser les mains de mauvaise littérature, avec juste un petit recul justificatif. Et le plaisir des livres romantiques et des gravures sous papier protecteur !
encore heureux, qu'on le connaît tous, ce plaisir de se "graisser les mains" aux livres de hasard ! le rapport à B&P qui m'a surpris, c'est juste cette façon d'avancer dans la liste, faire progresser l'accumulation malgré son disparate, pas du tout une analogie de personnage ?
Le thème de la flanelle aussi, déjà dans Bovary, se retrouve chez B&P : se libérer d'un carcan...
Cf; http://www.intratext.com/IXT/FRA002...
suis quand même vraiment dans l'attente de savoir d'où vient cette liseuse : allemande, anglaise ? mais notre hôte n'est sur son blog qu'aux z'aurores
ou alors Eugène Carrière ?
Anglaise, ça serait bien dans les tons...
Christine ne va pas tarder, je pense...
Quel suspense !
quelle impatience, FB, j'en suis flattée : désolée mais j'ai des horaires de plus en plus proustiens en ce moment : je me couche de bonne heure le matin et me lève fort tard !
le peintre est le Viennois Franz Eybl (1806-1880), que pour être honnête je ne connaissais pas avant de trouver ce tableau là (merci Laure Adler!) :
http://www.linternaute.com/sortir/l...
je suis toujours étonnée (mais pas complètement surprise) de voir à quel point Flaubert (comme Proust) réveille les commentaires : c'est sans doute, comme vous l'écrivez fort bien, FB, que ça nous fait "ça" à tous !
ce que "ça" nous fait, justement, il me semble que c'est à la fois une identification au personnage d'Emma (comme vous le dites, brigetoun, cette lectrice fiévreuse, c'est moi à quinze ans... et après) et une délectation plus érudite, cérébrale, devant la technique imparable de Flaubert (très juste votre analyse concernant les couleurs et les niveaux de gris, FB)
ce que j'ai jadis, à propos de Claude Simon, appelé "lecture poignante" et "lecture studieuse"
http://www.alapage.com/-/Fiche/Livr...
(un peu d'autopromotion ne peut pas faire de mal!)
finalement je fais bien de me lever tard : cela permet au suspense (ton commentaire est arrivé entre temps, berlol) de s'installer !
vive le service public et les souterrains de Tolbiac la nuit ! (toujours rêvé d'arpenter - mais c'était mieux à Richelieu - les grands magasins des livres... donc on reviendra ici pour en profiter le matin - merci pour Eybl, qu'est-ce qu'elle est belle cette peinture
ne donnons pas ici, FB, une fausse image (déjà bien trop répandue!) du service public : ma grasse matinée, prolongée par ce moment très agréable de découverte et de réponse à tous vos commentaires, est une demi-journée de congés (encore payés mais jusqu'à quand!)
il va falloir maintenant que je songe à aller travailler et (contrairement à beaucoup, dans le public ou le privé) je n'alimente pas mon blog pendant mes heures de travail, justement : c'est pour cela que je le nourris tard dans la nuit
en tout cas je suis assez fière (ce qui ne m'empêche pas de travailler) de ne pas appartenir à "la france qui se lève tôt" tant vantée par un certain candidat !