29 juillet 2006

un emportement et une application

Encore un passage, plus classiquement attaché à nommer les « qualités » propres à la forme journal :

medium_magritte_reconnaissance_infinie.jpgJe n'esquisse pas ici une analyse du genre « Journal » (il y a des livres là-dessus), mais seulement une délibération personnelle, destinée à permettre une décision pratique - dois-je tenir un journal en vue de le publier ? Puis-je faire du journal une « oeuvre »? Je ne retiens donc que les fonctions qui peuvent m'effleurer l'esprit. Par exemple, Kafka a tenu un journal pour « extirper son anxiété », ou, si l'on préfère, « trouver son salut ». Ce motif ne me serait pas naturel, ou du moins constant. De même pour les fins qu'on attribue traditionnellement au Journal intime ; elles ne me paraissent plus pertinentes. On les rattachait toutes aux bienfaits et aux prestiges de la « sincérité » (se dire, s'éclairer, se juger) ; mais la psychanalyse, la critique sartrienne de la mauvaise foi, celle, marxiste, des idéologies, ont rendu vaine la confession : la sincérité n'est qu'un imaginaire au second degré. Non, la justification d'un Journal intime (comme oeuvre) ne pourrait être que littéraire, au sens absolu, même si nostalgique, du mot. Je vois ici quatre motifs.

Le premier, c'est d'offrir un texte coloré d'une individualité d'écriture, d'un « style » (aurait-on dit autrefois), d'un idiolecte propre à l'auteur (aurait-on dit naguère) ; appelons ce motif : poétique. Le deuxième, c'est d'éparpiller en poussière, au jour le jour, les traces d'une époque, toutes grandeurs mêlées, de l'information majeure au détail de mœurs ; n'ai-je pas un vif plaisir à lire dans le Journal de Tolstoï la vie d'un seigneur russe au XIXe siècle ? Appelons ce motif : historique. Le troisième, c'est de constituer l'auteur en objet de désir : d'un écrivain qui m'intéresse, je puis aimer connaître l'intimité, le monnayage quotidien de son temps, de ses goûts, de ses humeurs, de ses scrupules ; je puis même aller jusqu'à préférer sa personne à son oeuvre, me jeter avidement sur son Journal et délaisser ses livres. Je peux donc, me faisant l'auteur du plaisir que d'autres ont su me donner, essayer à mon tour de séduire, par ce tourniquet qui fait passer de l'écrivain à la personne, et vice versa ; ou, plus gravement, de prouver que « je vaux mieux que ce que j'écris » (dans mes livres) : l'écriture du Journal se dresse alors comme une
force-plus (Nietzsche : Plus von Macht), dont on croit qu'elle va suppléer aux défaillances de la pleine écriture ; appelons ce motif : utopique, tant il est vrai qu'on ne vient jamais à bout de l'Imaginaire. Le quatrième motif est de constituer le Journal en atelier de phrases : non pas de « belles » phrases, mais de phrases justes ; affiner sans cesse la justesse de l'énonciation (et non de l'énoncé), selon un emportement et une application, une fidélité de dessein qui ressemble beaucoup à la passion : « Et mes reins exulteront quand tes lèvres exprimeront des choses justes » (Prov. 23,16). Appelons ce motif : amoureux (peut-être même : idolâtre ; j'idolâtre la Phrase).

Malgré mes piètres impressions, l'envie de tenir un journal est donc concevable. Je puis admettre qu'il est possible dans le cadre même du Journal de passer de ce qui m'apparaissait d'abord comme impropre à la littérature à une forme qui en rassemble les qualités : individuation, trace, séduction, fétichisme du langage.


Roland Barthes, « Délibération », Tel Quel, hiver 1979
OEuvres complètes, Seuil, 2002, V, p. 669-670

Commentaires

il s'agit toujours du journal d'un écrivain - remarquable, peut-être un peu trop appliqué mais c'est normal pour un outil de mise en forme d'une réflexion (que c'est laid).
Le poétique et l'amoureux relèvent bien uniquement de celui qui veut faire "oeuvre". Pour le troisième, en tant que lecteur, je préfère les correspondances.
Mais il me semble qu'il n'est pas vrai que la psychanalyse et les critiques sartriennes et marxistes aient tué la tentation du journal "confession" qui n'en est pas forcément une. Peut-être un journal aide à la réflexion, à l'auto construction, avec des dérives pour le plaisir de la fantaisie

Écrit par : brigetoun | 29 juillet 2006

Je crois même, pour continuer ce que dit Brigetoun, que l'association de Philippe Lejeune n'a jamais recueilli autant de manuscrits de journaux intimes et d'auto-récits de vie.
Même si ce que dit Barthes est très vrai, très fin, bien taxinomisé, c'est encore l'expression d'un dandy qui s'exprime de l'intérieur d'une élite et qui ne pense absolument pas au reste de la population (tous ceux qui ne sont pas ou ne prétendent pas être des lettrés).
Il prend d'ailleurs la précaution oratoire de la "délibération personnelle"...

Quand j'étais plus jeune et que je voyais Barthes comme un critique rénovateur (il s'était penché avec intérêt et parmi les premiers sur quelques auteurs du Nouveau Roman), je ne comprenais pas pourquoi il n'était pas plus mis en valeur par la nouvelle critique...
Plus tard, je me suis interrogé en profondeur, et avec le texte, pour savoir pourquoi je désapprouvais tant les "lectures" de Barthes que je trouvais réactionnaires, notamment celles d'Antoine Compagnon. Et puis un jour, j'ai compris, c'était bien le texte de Barthes lui-même qui était de cette sorte. Ses anciens amis et collaborateurs continuaient fidèlement dans sa voie et c'était moi qui m'étais fourvoyé...
Cela pour vous révéler, malgré mon approbation des citations, la résistance qui (me) travaille.
Il y a un dandy en chacun de nous et je suis sûr que François Bon ou Antoine Emaz en ont un aussi, mais ils prennent garde de ne pas le nourrir. Et je leur en sais gré.

Écrit par : Berlol | 29 juillet 2006

je comprends vos deux réactions : cet extrait de Barthes prête le flanc à ce type de critique

elles me permettent de me rendre compte que j'aime roland barthes pour des raisons très personnelles (peut-être complètement fausses mais toute lecture comporte une part de contresens) : le critique novateur ne m'intéresse pas (ou plus, j'ai moi-aussi jadis travaillé sur le nouveau roman et souffert sous ricardou!)

j'aime surtout ses textes des dernières années et surtout pour tout ce qui y transparaît d'intime, de poignant (le punctum contre le studium!), de réflexion sur l'expérience humaine, dont la littérature fait partie intégrante (pour lui, pour moi, pas forcément pour tous les hommes, bien-sûr !)

en somme, la critique littéraire chez barthes m'apparaît comme un épiphénomène, une couche superficielle : un peu comme les mondanités que l'on reproche à proust

j'aime moins l'accusation d'élitisme : on est toujours le lettré (ou l'adulte chiant comme on dit aujourd'hui) de quelqu'un d'autre ... et vos propres blogs sont à des années lumière, de ce point de vue, de ceux des adolescents qui racontent dans skyblog, sans aucun souci de l'orthographe, leurs expériences amoureuses ... et dont le barthes d'"Incidents" en est sans doute moins éloigné

Écrit par : cgat | 29 juillet 2006

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