04 août 2006
puzzle divin
Bernard Debré éclaire également son propos en mettant en parallèle la science et les mythes, dont on s'aperçoit que - dans toutes les religions - ils fonctionnent fort bien comme métaphores - et comme récits fondateurs - du clonage reproductif.
Inséparables des récits retraçant la création du monde - de la cosmogonie égyptienne à la Genèse biblique en passant par la théogonie grecque fixée par Hésiode -, la conception de l'enfant puis sa naissance sont, dans toutes les religions, des moments d'une incroyable puissance émotionnelle doublée d'une étrange prescience : celle de la découverte fondamentale du xxe siècle de la génétique moderne, formidable instrument de déchiffreraient du puzzle divin, décomposé naguère en autant d'épopées mystérieuses qu'il existait de traditions, et recomposé soudain sous la forme d'un alphabet permettant de comprendre chaque mot du poème, qu'il s'agisse du règne humain, animal ou végétal !
Cette prescience, c'est celle qui, dans la plupart les textes sacrés, assigne à certaines fécondations mythiques des voies qui n'ont rien à envier à nos modernes « manipulations génétiques » à base de conceptions extra-utérines et de clonage reproductif !
Sans parler du dogme chrétien de l'Immaculée Conception, Bouddha n'a-t-il pas été engendré par une femme que transperça, en rêve, une défense d'éléphant ? Abraham n'est-il pas devenu père à quatre-vingt-dix-neuf ans ? Dix mille ans avant l'invention de l'insémination post mortem, la mythologie égyptienne n'admet-elle pas la fécondation d'Isis par un Osiris mort, coupé en quatre morceaux ? Et que dire de la conception d'Aphrodite, née de la mer dans laquelle étaient tombées quelques gouttes du sang d'Ouranos fils de la Terre mutilé par son fils Cronos ? Ou d'Athéna, née toute armée du crâne de Zeus qui, instruit des mésaventures d'Ouranos, voulait échapper au parricide en devenant, à la fois, le père et la mère de son enfant? Et voici, inscrit dans la plus ancienne mémoire de l'humanité, le rêve de l'autoreproduction....
Dans la mythologie grecque - mais aussi dans la tradition mongole, qui fait de Gengis Khan le descendant d'une biche et d'un loup gris - dieux ou demi-dieux naissent aussi d'accouplements bizarres entre hommes et bêtes (le Minotaure, bien sûr, fils monstrueux de la reine Pasiphaé et d'un taureau, mais aussi Échidna, moitié femme moitié serpent qui, en s'unissant à Typhon, donna naissance à tant d'autres monstres, comme Cerbère, l'hydre de Lerne, ou le lion de Némée). On aurait tort, cependant, d'oublier l'Ancien Testament et spécialement la Genèse, qui fait allusion, juste avant le Déluge, à un monde peuplé de créatures monstrueuses (géants, êtres hybrides de toutes sortes, comme le Léviathan du Livre de Job) suggérant un immense désordre (Tohu Bohu) d'où serait née la colère de Dieu et sa décision de ne préserver, à bord de l'arche de Noé, que les espèces qu'il avait choisies, les autres se trouvant impitoyablement exterminées (Genèse, VI, 7).
[...]
On oublie en effet que, dans la mythologie grecque, le monde lui-même procède d'un seul être primordial, et non de deux : Chaos, qui donnera naissance à Gaia (la terre) puis à Éros (l'amour).
Ce triptyque fondamental étant constitué, voici venir encore quatre naissances sans fécondation, autant dire des clones de leurs géniteurs : Erebe (l'obscurité) et Nyx (la nuit) issues de Chaos ; mais aussi Ouranos (le ciel) et Pontos (l'eau) nés de Gaia.
C'est seulement alors que commence l'ère de la fécondation classique, opérée par la rencontre fusionnelle du masculin et du féminin - en l'espèce Gala et Ouranos, qui, bien qu'étant mère et fils, donneront ensemble naissance aux Titans, aux Cyclopes et aux Hécatonchires (les monstres aux cent bras) -, sans que prennent fin pour autant les générations spontanées !
Parmi les fécondations « classiques », citons Océan et Téthys donnant naissance aux Fleuves et aux Océanides ; Cronos et Rhéa faisant naître Déméter, Hestia, Héra, Hadès, Poséidon et Zeus ; ou encore Hypérion et Théia engendrant Séléné (la Lune), Hélios (le Soleil), et Éos (l'Aurore)...
Mais que de « clonages » encore, même après l'union originelle d'Ouranos et de Gala ! Non seulement, nous l'avons dit, Ouranos engendrera seul Aphrodite, et Zeus, Athéna, mais Gala se passera de partenaire pour donner naissance aux Géants et aux Érinyes (les déesses de la vengeance qui, dans le monde romain, deviendront les Furies), non sans s'être unie avec son fils Portos pour créer Thaunias, Phorcys, Céto, Eurybia et Nérée...
Dans les grands textes grecs, la confusion du même et de l'autre est partout : quand elle n'est pas le fruit d'une naissance autogène, elle est l'oeuvre des dieux, qui se plaisent à créer l'illusion pour piéger les hommes. Sans parler de Narcisse, amoureux de son reflet, le théâtre grec nous offre un bel exemple de cette omniprésence du clone dans l'imaginaire antique : la guerre de Troie, selon Euripide, n'aurait été provoquée que par une fausse Hélène, inventée par Héra pour piéger Pâris !
Dans la pièce du même nom, Hélène peut ainsi plaider non coupable : car ce n'est pas elle qui se serait laissé séduire et enlever par Pâris mais son clone (eidôlon, idole), façonné à son image pour prendre les hommes au piège de leur vanité !
En fait, plaide Euripide, Hermès a transporté la véritable Hélène en Égypte, à la cour de Protée, où elle aurait passé les dix années de la guerre, en attendant le retour de Ménélas, son mari bien-aimé !
Et que dire de la religion égyptienne et de ses « statues vivantes » capables de s'animer selon les rites magiques qu'on leur applique ! Comme l'écrit la philosophe Isabelle Rieusset-Lemarié, auteur d'un essai passionnant sur le clonage , nous sommes ici « au coeur de l'idéologie de clonage qui prétend qu'il suffit de reproduire un organisme vivant à l'identique pour lui conférer l'immortalité ».
Plus tard, c'est la littérature romaine, parcourue de fantômes, d'ombres ou de sosies, utilisés bien souvent dans l'unique objectif de tromper (qu'on songe seulement aux Métamorphoses d'Ovide !), qui va inscrire l'imaginaire du clone au plus profond de notre culture, relayée par la religion chrétienne. La Genèse, après tout, ne contient-elle pas le récit d'une duplication : Ève étant née de la côte d'Adam, la création d'un clone à partir d'une cellule somatique n'est pas loin ! Les Raëliens s'en souviendront quand ils prétendront avoir fait naître leur premier clone humain, baptisé du nom de la première femme...
Bernard Debré, La revanche du serpent ou la fin de l'homo sapiens (Le Cherche midi, 2006, p. 28-30 et p. 146-149)
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03 août 2006
otages des mots
Debré resitue par exemple le débat sur l'eugénisme à sa juste place, et montre que les interventions eugénistes n'ont pas attendu le déchiffrage du génome humain :
Serons-nous toujours otages des mots ? La nature n'est-elle pas suffisamment complexe ni sa connaissance assez ardue pour que nous persistions à interpréter le présent et imaginer l'avenir, à l'aide de catégories empruntées au passé ?
Avec les progrès fulgurants de la génétique, ce ne sont plus seulement la médecine et la science qui changent de dimension, mais bien l'homme lui-même et, du même mouvement, le vivant tout entier. Les manipulations chromosomiques, les transferts de gènes d'une espèce à une autre, les chimères qui commencent à peupler le monde révèlent que si nous sommes tous différents, nous sommes aussi construits avec les mêmes « briques ».
Et pourtant, tout se passe comme si nous refusions, inconsciemment peut-être, de prendre acte de ce changement de dimension. Nous employons les mêmes mots qu'au début du siècle dernier, quand l'homme paraissait encore un empire dans un empire, planté au coeur de l'univers et inamendable par décision des autorités en place.
À peine la science ouvre-t-elle, depuis quelques années, la possibilité naguère insoupçonnée d'intervenir sur le foetus pour corriger d'éventuelles maladies génétiques, déclarées ou à venir, à peine sommes-nous en mesure, grâce au tri d'embryons, d'éviter - et tel est bien le mot qui compte, nous y reviendrons - la naissance d'enfants promis à des pathologies lourdes, voire condamnés à mort, à la seule évocation de ces progrès, susceptibles de sauver des milliers d'êtres, on nous oppose ex cathedra la formule qui tue : « Halte à l'eugénisme ! »
Il est donc temps, une fois pour toutes, d'en finir avec cette fausse querelle pour marquer d'emblée et, j'ose dire, solennellement, la frontière entre l'acceptable et l'inacceptable, entre ce que certains ont baptisé l'eugénisme négatif (ou eugénisme de mort) et l'eugénisme positif (ou eugénisme de vie), opposition à laquelle je préférerais celle, plus conforme à la réalité, d'eugénisme totalitaire et d'eugénisme de liberté, tant il est vrai, nous allons le voir, qu'il a pu aussi exister un eugénisme de vie à tendance totalitaire (par exemple, le parti pris traditionnel des Chinois et des Indiens en faveur des enfants mâles) et un eugénisme de mort à vocation démocratique (celui de la Cité grecque antique vanté par Platon qui préconise l'élimination des « bouches inutiles » !)
Définir d'entrée de jeu cet eugénisme totalitaire est d'autant plus utile que cela nous permet d'illustrer, du même mouvement, ce dont nous ne voulons à aucun prix. Un système dans lequel les aspirations individuelles ne compteraient pour rien face à la norme collective, norme imposée aussi bien par une idéologie scientifique dominante que par un État dictatorial, voire par l'évocation mécanique des comptes de la Sécurité sociale...
Eugénisme scientifique, eugénisme dictatorial, eugénisme sociétal : voici bien la triple source du totalitarisme de la naissance que nous avons vu se mettre en place au fil des deux derniers siècles, chacune de ses manifestations n'étant pas, mal-heureusement, exclusive des deux autres.
Bernard Debré, La revanche du serpent ou la fin de l'homo sapiens (Le Cherche midi, 2006, p. 59-61)
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02 août 2006
la revanche du serpent
Concernant cette peur irrationnelle devant les avancées scientifiques, soigneusement alimentée par nombre d'intellectuels et de politiques, Bernard Debré (dont les options politiques me séduisent moins, je le précise) publie un essai court mais tonique : La revanche du serpent ou la fin de l'homo sapiens (Le Cherche midi, 2006).
Les progrès actuels de la génétique ne peuvent que susciter des interrogations, de par leur ambivalence : ils sont porteurs à la fois de la promesse de l'amélioration de la condition humaine et d'effrayantes possibilités d'asservissement de l'homme par l'homme.
La vie serait-elle la vie sans ses paradoxes ? Ceux qui nous assaillent en ce début du XXIe siècle sont au moins la preuve que l'humanité, contrairement à ce qu'en pensent les pessimistes, n'est pas en voie d'extinction : jamais, de la naissance jusqu'à la mort, l'homme n'aura été, davantage qu'aujourd'hui, confronté au signe de contradiction ! Une contradiction à l'image du double mouvement caractérisant les progrès de la connaissance, et qui brusquement, fait voler en éclats la plupart de nos certitudes, dans l'ordre de l'infiniment grand comme dans celui de l'infiniment petit... (p. 7)
Comment ne pas comprendre, dès lors, l'immense désarroi qui s'empare de nos sociétés, face à cette transgression absolue ? Plus encore que la maîtrise de l'atome qui a offert à l'homme l'occasion d'accélérer comme jamais son développement matériel en même temps que le pouvoir absolu de s'autodétruire, celle, programmée, du génome, débouche paradoxalement sur un nouveau mystère. Qu'allons-nous faire de nous-mêmes ? Comment allons-nous utiliser, en conscience, ce que nous savons ? À quelles fins devons-nous et pouvons-nous enrôler la science qui n'est jamais qu'un moyen ? (p. 10)
L'Histoire, écrit-il « démontre que le savoir, jamais, ne s'est effacé bien longtemps devant le pouvoir » (p. 76). Se réfugier dans un intégrisme d'interdits est vain, car « le monde ne s'arrêtera pas à cause de l'angoisse ou du refus de le regarder en face... » (p. 58). Au moyen âge, l'église a tenté en vain d'interdire aux médecins de rechercher les causes des maladies en pratiquant la dissection, qui contrevenait au dogme de la résurrection des corps ; au début du XXIe siècle, criminaliser par exemple les recherches sur le clonage thérapeutique est tout aussi vain, et criminel.
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01 août 2006
un effet mortel
Les progrès scientifiques et techniques ont toujours fait peur :
N'avons-nous pas des moyens bien plus sûrs et naturels de nous déplacer ? [...] La translation trop rapide d'un climat à un autre produira sur les voies respiratoires un effet mortel. Le mouvement de trépidation suscitera des maladies nerveuses, tandis que la rapide succession des images entraînera des inflammations de la rétine. La poussière et la fumée occasionneront des bronchites. Enfin, l'anxiété des périls, constamment courus, tiendra les voyageurs dans une perpétuelle alerte et sera le prodrome d'affections cérébrales. Pour une femme enceinte, tout voyage en chemin de fer entraînera une fausse couche.
écrivaient solennellement au roi Louis-Philippe, à l'annonce de l'ouverture des premières lignes de chemin de fer, en 1835, les membres de l'Académie de médecine de Lyon.
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01 juillet 2006
un habit d'arlequin
Une dernière citation de Scherrer citant Deleuze :
« Notre corps sexué est d'abord un habit d'arlequin », dit quelque part Deleuze, et en l'occurrence, il rejoint malgré lui une intuition freudienne : bigarrure première, uniformes seconds...
Les petits soldats de l'identité peuvent bien rouspéter « Il faudrait savoir qui vous êtes ! » Eh bien non. Un non de soulagement, un grand ouf ! Il faut peut-être retrouver le goût de ne pas le savoir, de cultiver allègrement cette ignorance socratique, arrêter de se prendre pour celui en qui il a bien fallu qu'on finisse par se déguiser.
Plutôt que de pleurer une identité originelle à jamais perdue, mieux vaut s'en amuser.
L'identité et l'inquisition, c'est un peu trop lié. […]
Ce n'est pas si facile de ne pas être ou « un homme » ou « une femme »... de se contenter d'être ni l'un ni I'autre, de devenir autant qu'on peut, non pas soi-même, identité, mais ce qu'on peut, singularité. […]
Essayer de dire les choses comme elles deviennent, et non pas comme elles sont.
« À chacun ses sexes » (Deleuze). Voilà l'idée.
Jean-Baptiste Scherrer, La position du clown (Anabet, 2006, p. 33-35)
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30 juin 2006
un coloriage polychrome
Si Scherrer rend lui aussi la psychanalyse en partie responsable du marasme actuel, cela ne l'empêche pas de rendre hommage aux géniales intuitions du jeune Sigmund Freud, dénaturées par ses disciples :
C'est la petite révolution de Freud : le sexuel ne tourne pas autour du génital. C'est le génital lui-même qui tourne autour du sexuel comme l'un de ses possibles satellites les mieux connus. Quant à la planète sexuelle, elle tourne à son tour autour d'un centre dont on ignore à peu près tout. On est donc loin d'avoir exploré tout le système. Révolutionnaire et hautement difficile comme idée. Et Freud, sur ce point, restera socratique : au fond, la chose sexuelle, on ne sait pas très bien ce que c'est, il faut bien le reconnaître. Et là, les choses deviennent carrément intéressantes. Parce qu'il reste à partir à l'aventure : tâtonner. deviner, redevenir grand débutant. explorateur de singularités sexuelles. On peut pousser l'idée encore plus loin, puisque la voie n'est plus toute tracée : si la sexualité n'est pas d'abord liée aux organes génitaux, il n'y a pas d'organes sexuels à proprement parler. Il n'y a pas l'organe sexuel, pourrait-on dire. Les organes génitaux ne deviennent sexuels qu'au terme d'un développement, d'une histoire, d'une construction. C'est la synthèse tardive, la synthèse génitale, qui tend à faire oublier les chemins analytiques en zigzag.
[…] c'est le Général Normal, ses « trop » et ses « pas assez », qu'il faut fuir à toutes jambes. Tirer sa révérence au Docteur ès sciences sexuelles, et rêver aux barbouillages des enfants. Donc rêvons. Pour l'enfant, le corps sexuel est un peu comme un livre de coloriage qu'il va recouvrir au fur et à mesure de ce qu'il va découvrir, au gré de ses expérimentations : sexualité coloriage, sexualité sans organes sexuels, puisque tout dépend du coloriage. Un peu de sexuel par ici, un peu par là... Suçoter, mordre, etc., comme colorier, en dépassant un peu, des pages blanches du corps.
C'est la période artiste-sexuel de l'enfant, mais ce n'est pas encore la période rose : période polychrome.
Les choses deviennent moins bariolées lorsque cet ensemble de pulsions se trouve redistribué dans deux nouvelles directions : « Cette vie sexuelle de l'enfant, qui va dans tous les sens (Zerfahrene Sexualleben), qui est très abondante mais disparate, dans laquelle la pulsion ne s'ordonne qu'à un gain de plaisir, se rassemble synthétiquement maintenant et s'organise dans deux directions principales. [ ... ] D'une part, les pulsions isolées se subordonnent à la domination de la zone génitale. [...] D'autre part, le choix d'objet repousse l'auto-érotisme, de telle sorte que désormais, dans la vie amoureuse, c'est auprès de la personne aimée que toutes les composantes de la pulsion sexuelle vont chercher à obtenir une satisfaction. » Grand texte, il faudra y revenir.
Mais passer de l'auto-érotisme bariolé et bringuebalant au Grand Amour, c'est, pour le dire familièrement, une autre paire de manches.
Jean-Baptiste Scherrer, La position du clown (Anabet, 2006, p. 26-28)
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27 juin 2006
machines désirantes
Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. Ça respire, ça chauffe, ça mange. Ça chie, ça baise. Quelle erreur d'avoir dit le ça. Partout ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement : des machines de machines, avec leurs couplages, leurs connexions. Une machine-organe est branchée sur une machine -source : l'une émet un flux, que l'autre coupe. Le sein est une machine qui produit du lait, et la bouche, une machine couplée sur celle-là. La bouche de l'anorexique hésite entre une machine à manger, une machine anale, une machine à parler, une machine à respirer (crise d'asthme). C'est ainsi qu'on est tous bricoleurs ; chacun ses petites machines.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 7)
Ainsi commence mystérieusement L'Anti-Œdipe. Le concept de « machine désirante » élaboré par Deleuze et Guattari peut sembler un peu dépassé dans ses aspects marxiste et anti-psychanalytique, mais il éclaire néanmoins de manière très instructive le présent et le futur d'une humanité en train d'inventer des machines intelligentes - et désirantes ?
Ce qui distingue les machines désirantes des autres (les machines techiques ou sociales) c'est qu'elles fonctionnent au désir et, de ce fait, disfonctionnent, échouent, ratent, fonctionnent de manière détraquée :
les machines désirantes sont bien les mêmes que les machines sociales et techniques, mais elles sont comme leur inconscient.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 483)
Les machines techniques ne fonctionnent évidemment qu'à condition de ne pas être détraquées ; leur limite propre est l'usure, non pas le détraquement. […] Les machines désirantes au contraire ne cessent de se détraquer en marchant, ne marchent que détraquées : toujours du produire se greffe sur le produit, et les pièces de la machine sont aussi bien le combustible. L'art utilise souvent cette propriété en créant de véritables fantasmes de groupe qui court-circuitent la production sociale avec une production désirante, et introduisent une fonction de détraquement dans la reproduction de machines techniques.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 38-39)
L'homme depuis toujours fait machine avec les objets qu'il fabrique pour le prolonger, mais également avec la nature (il devient mer en nageant, en machinant son corps avec la vague). L'un des enjeux de la machine désirante est donc la possibilité de déplacer les césures entre l'esprit et le corps, d'établir des passerelles entre animé et inanimé, minéral, végétal, animal, humain :
Ce qui définit précisément les macines désirantes, c'est leur pouvoir de connexion à l'infini, en tous sens et dans toutes les directions.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 469)
Notre rapport avec les machines n'est pas un rapport d'invention ni d'imitation, nous ne sommes ni les pères cérébraux ni les fils disciplinés de la machine. C'est un rapport de peuplement : nous peuplons les machines sociales techniques de machines désirantes, et nous ne pouvons pas faire autrement.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 478)
La technologie peut ainsi être pensée comme machine de machines, mais aussi la philosophie comme machine de machines de pensée. La machine désirante permet également de comprendre ce qui est à l'œuvre dans l'art et la littérature : dans les machines de Raymond Roussel, de Jules Verne, ou Villiers de l'Isle Adam, les machines célibataires de Duchamp, les inventions débridées de Tinguely ou les dessins de Rube Goldberg, mais aussi, plus généralement dans toutes les œuvres qui atteignent à la complexité.
Dans les machines désirantes tout fonctionne en même temps, mais dans les hiatus et les ruptures, les pannes et les ratés, les intermittences et les courts-circuits, les distances et les morcellements, dans une somme qui ne réunit jamais ses parties en un tout.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 50)
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18 juin 2006
chaoïdes
Plusieurs concepts de Gilles Deleuze et Félix Guattari (lignes de fuite, machines désirantes, corps sans organes, rhizome, espace lisse) peuvent d'ailleurs éclairer les mutations de l'humain que j'essaie d'évoquer dans ce blog.
Ce qui caractérise le chaos, en effet, c'est moins l'absence de détermination que la vitesse infinie avec laquelle elle s'ébauchent et s'évanouissent : ce n'est pas un mouvement de l'une à l'autre, mais au contraire l'impossibilité d'un rapport entre deux déterminations, puisque l'une n'apparaît pas sans que l'autre ait déjà disparu, et que l'une apparaît comme évanouissante quand l'autre disparaît comme ébauche.
Le chaos a trois filles suivant le plan qui le recoupe : ce sont les Chaoïdes, l'art, la science et la philosophie, comme formes de la pensée et de la création.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ? (Minuit, 1991, p. 44-45 et p. 196)
On peut consulter en ligne le Webdeleuze et le site de la revue Chimères (avec des pages sur Félix Guattari).
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17 juin 2006
noces entre deux règnes
À la notion d’essence, le cyborg oppose celle de devenir. Le « rêve ironique » de Donna Haraway s’inscrit ainsi dans l’héritage de Gilles Deleuze, pour qui le devenir ne se conçoit pas simplement comme le passage d'un état à un autre mais comme un phénomène de rencontre, une double-capture.
Devenir, ce n'est jamais imiter, ni faire comme, ni se conformer à un modèle, fût-il de justice ou de vérité. Il n'y a pas un terme dont on part, ni un auquel on arrive ou auquel on doit arriver. Pas non plus deux termes qui s'échangent. La question « qu'est-ce que tu deviens ? » est particulièrement stupide. Car à mesure que quelqu'un devient, ce qu'il devient change autant que lui-même. Les devenirs ne sont pas des phénomènes d'imitation, ni d'assimilation, mais de double-capture, d'évolution non parallèle, de noces entre deux règnes.
Gilles Deleuze ; Claire Parnet, Dialogues (1977, réed. Flammarion Champs, p. 8)
Le devenir n'est ni un ni deux, ni rapport de deux mais entre-deux, frontière ou ligne de fuite.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, Mille plateaux (Minuit, 1980, p. 360)
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16 juin 2006
je préfère être cyborg
Découvert grâce à Régine Robin (dans Le Golem de l'Écriture. De l'autofiction au cybersoi, XYZ, 1998), un texte étonnant, plein d'ironie et de lignes de fuites, de l'américaine Donna Haraway qui fait du cyborg la figure emblématique de la revendication féministe : « Cyborg manifesto » ou « Rêve ironique d'un langage commun pour les femmes dans le circuit intégré ».
On peut le lire en ligne en français, dans deux traductions différentes, ici ou là. En voici quelques extraits :
Le cyborg est un organisme cybernétique, hybride de machine et de vivant, créature de la réalité sociale comme personnage de roman. [...] mais la frontière qui sépare la science-fiction de la réalité sociale n’est qu’illusion d’optique.
Le cyborg est résolument du côté de la partialité, de l’ironie, de l’intimité et de la perversité. Il est dans l’opposition, dans l’utopie et il ne possède pas la moindre innocence.
Prendre au sérieux l’imagerie d’un cyborg qui serait autre chose qu’un ennemi a plusieurs conséquences. Sur nos corps, sur nous-mêmes ; les corps sont des cartes du pouvoir et de l’identité. Les cyborgs n’y font pas exception. Un corps cyborg n’a rien d’innocent, il n’est pas né dans un jardin, il ne recherche pas l’identité unitaire et donc ne génère pas de dualismes antagonistes sans fin (ou qui ne prennent fin qu’avec le monde lui-même), il considère que l’ironie est acquise. Être un c’est trop peu, et deux n’est qu’une possibilité parmi d’autres. Le plaisir intense que procure le savoir faire, le savoir manier les machines, n’est plus un péché, mais un aspect de l’incarnation. La machine n’est pas un « ceci » qui doit être animé, vénéré et dominé. La machine est nous, elle est nos processus, un aspect de notre incarnation. Nous pouvons être responsables des machines, elles ne nous dominent pas, elles ne nous menacent pas. Nous sommes responsables des frontières, nous sommes les frontières. Jusqu’à maintenant (il était une fois), l’incarnation féminine semblait être innée, organique, nécessaire ; et cette incarnation semblait être synonyme du savoir faire maternel et de ses extensions métaphoriques. Ce n’est qu’en ne nous plaçant pas à notre place que nous pouvions prendre un plaisir intense avec les machines et encore, à condition de prétexter qu'après tout, il s'agissait d’une activité organique, qui convenait aux femmes. Les cyborgs pourraient envisager plus sérieusement l’aspect partial, fluide, occasionnel du sexe et de l’incarnation sexuelle. Après tout, malgré sa large et profonde inscription historique, le genre pourrait bien ne pas être l’identité globale.
Une dernière image : les organismes et la politique organismique et holistique reposent sur des métaphores de renaissance et en appellent invariablement aux ressources de la sexualité reproductive. Je dirais que les cyborgs ont plus à voir avec la régénération et qu’ils se méfient de la matrice reproductive et de presque toutes les mises au monde. Chez les salamandres, la régénération qui suit une blessure, par exemple la perte d’un membre, s’accompagne d’une repousse de la structure et d’une restauration des fonctions avec possibilité constante de production, à l’emplacement de l’ancienne blessure, de doubles ou de tout autre étrange résultat topographique. Le membre qui a repoussé peut être monstrueux, dupliqué, puissant. Nous avons tou(te)s déjà été blessé(e)s, profondément. Nous avons besoin de régénération, pas de renaissance, et le rêve utopique de l’espoir d’un monde monstrueux sans distinction de genre fait partie de ce qui pourrait nous reconstituer.
L’imagerie cyborgienne ouvre une porte de sortie au labyrinthe des dualismes dans lesquels nous avons puisé l’explication de nos corps et de nos outils. C’est le rêve, non pas d’une langue commune, mais d’une puissante et infidèle hétéroglosse. C’est l’invention d’une glossolalie féministe qui glace d’effroi les circuits super-évangélistes de la nouvelle droite. Cela veut dire construire et détruire les machines, les identités, les catégories, les relations, les légendes de l'espace. Et bien qu’elles soient liées l’une à l’autre dans une spirale qui danse, je préfère être cyborg que déesse.
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