17 juillet 2006

massacrer le temps

Il importe aussi de ne pas sacrifier le temps au travail :

medium_souffrir.3.jpgDans la fureur de travail et la sombre ivresse à en faire toujours davantage, on refuse d'identifier avec soi-même ce temps dont on tient si peu compte et dont on se laisse dépouiller comme s'il ne valait rien. Distinction aveugle qui nous pousse à ne pas voir que c'est soi-même qu'on assassine. Les ordinateurs ne sont jamais éteints. Pendant les heures de nuit, dans les bureaux vides, ils veillent. Leurs petits écrans lumineux nous attendent. Dans les intervalles, pendant les transports, dans le train ou le métro, chez soi, on pose son ordinateur portable sur ses genoux et l'on travaille. Ainsi, pas de temps perdu. Ce qu'il faut traduire par : que le temps soit minutieusement, exhaustivement tué, consciencieusement massacré.
Souffrir (Payot, 2004, p. 191)

La vie d'étudiant, avec ses belles journées sans frontières, est à l'opposé de ce que doit nous apporter l'âge adulte, soi-disant porteur des vraies valeurs : une vie construite sur l'horreur du vide, du moindre interstice de temps creux, non utilisé, vie bourrée à craquer de tâches, de postes, de fonctions, de responsabilités, de projets (on a un avenir et on le gère). Il y a toujours moyen d'ajouter quelque chose, la journée est d'une texture extraordinairement extensible. On peut la cueillir à son aube, et, premier temps fort dans un déroulement où l'efficacité est aux commandes, faire du petit déjeuner un rendez-vous d'affaires ou politique (pourquoi ne pas restaurer la cérémonie royale du lever - « Petit Lever » et « Grand Lever » -, on pourrait ainsi débuter la journée publique encore plus tôt), à la suite de quoi tout s'enchaîne, tambour battant, jusqu'à la nuit. Le jeu est de se surpasser, de ruser avec sa fatigue, soit de l'ignorer complètement, d'être insensible aux signaux de son corps (de ne pas s'écouter, comme dit la formule), soit de décréter que la fatigue est notre meilleure alliée, que tension, angoisse, nervosité constituent un cocktail délicieux qui fouette le sang et l'imagination. Workaholics : c'est plus fort qu'eux, il faut qu'ils s'enfournent des dossiers, qu'ils s'inventent un régime fructueux d'insomnies ; il le faut, car à la moindre pause ils s'effondrent. Et, en effet, ils font pitié dans les rares moments où ils sont forcés de s'arrêter de travailler. Soit que le lieu l'interdise : à l'Opéra, par exemple, quand dès les premières notes de Cosi fan tutte ils se débattent en vain contre la sensation brutale de leur épuisement... Et chutent dans un trou noir dont ils émergent au bruit des applaudissements. Soit qu'ils capitulent parce qu'ils n'en peuvent vraiment plus c'est un spectacle étrange, à certaines heures, le soir, dans le train, de voir des wagons entiers emplis d'hommes d'affaires endormis. Ils ont, dans leur coma, des rapprochements tendres qui leur échappent. Je les observe et me demande ce que je fais là, seule à être éveillée au milieu de cette troupe qu'un TGV rapatrie au plus vite dans leur lit. Et de ce temps Très Grande Vitesse que retient leur mémoire ? Rien, ou presque. Des accrocs dans la planification, des lapsus dans le discours préparé, la surprise d'un climat différent, lorsque l'avion s'est posé sur une piste du bout du monde. La sueur soudain leur dégouline des aisselles, trempe chemise et veste. Elle descend en ruisselets autour des yeux, dans les oreilles. Ils ont l'esprit perdu et, au lieu de se focaliser sur les trois points de cet entretien avec le président, ils sont traversés d'envies bizarres, contradictoires - mordre dans une pastèque glacée, ou dans un corps brûlant...
Comment supporter sa liberté (Rivages poche, 1998, p. 77-79)

06 juin 2006

l'exemple est la poésie

La préface se termine par une description de la nouvelle « économie » de la pratique et de l'échange de la poésie créée par internet :

L’exemple est la poésie, ou plutôt l’économie de la poésie. Ce précieux canton de l’activité humaine est en train de sortir du marché. De A à Z. Depuis le travail et le temps qu’il faut pour écrire jusqu’aux rencontres où les textes se partagent. Dans la poésie, dans l’économie de la poésie, toutes les crises dont ce texte a décrit le nœud trouvent comme une issue.
Crise du temps humain
La poésie ne rapporte pas d’argent, pas assez d’argent pour être une activité concurrentielle sur le marché du temps. Au regard du critère unique qui est l’augmentation du taux de profit, elle n’intéresse pas. Mais elle ne meurt pas pourtant. Elle vit. Elle vit fort. Elle fructifie dans le temps qu’on lui laisse, le temps gratuit, et dans la forme d’activité qui lui convient, la libre activité. Celles et ceux qui pratiquent l’art de la poésie vendent de leur temps, les pauvres. Il le faut bien. Par ailleurs. Pour pouvoir faire leur marché. Mais la poésie! Regardez-les, ces puissants forgerons. Ils repoussent à l’extrême de leurs forces les parois blindées du temps vendu et l’espace qu’ils dégagent grâce à ce repoussement, ils le magnétisent. Sans le dire et peut-être sans le savoir, ils rejoignent à leur façon le grand mouvement civilisateur engagé par la classe ouvrière pour la réduction du temps de travail vendu et «l’abolition du salariat», comme on disait naguère jusque dans les statuts de la CGT. Le temps gratuit du poète n’est pas vide. La poésie l’envahit et l’enchante. Le syndicaliste et le poète ont des choses à se dire.
Crise de l’échange
La poésie du temps gratuit s’échange. La poésie est occasion de rencontre et de partage. Elle ne s’échange pas comme une marchandise, parce qu’on ne sait même pas si on sera capable de la goûter. Parce que le poème s’inscrit toujours dans la singularité aléatoire de la rencontre. Il peut faire du bien, comme une canette de coca-cola glacé au midi d’un jour chaud peut, elle aussi, faire du bien. Mais contrairement à la canette de coca, la satisfaction qu’on attend du poème reste un mystère dont l’argent ne sera jamais la mesure. On en aura toujours trop ou trop peu pour son argent. La poésie n’est pas une marchandise. Les poètes et les amis de la poésie se transmettent les textes dans des réunions ou par Internet. Ils se les parlent. Ils les apprennent par cœur. Ils publient même et achètent aussi des livres, mais les éditeurs de poésie sont souvent des artisans, ouvriers d’une marchandise artisanale clairement subordonnées à son usage. Une marchandise honnête acceptant de se laisser déborder par son bel usage.
Crise de l’espace commun
Libérée de la double contrainte du pouvoir et du marché, la poésie prolifère et se dissémine. Son histoire s’est longtemps représentée comme un vecteur gradué, comme une course au podium: prix littéraires et chapitres calibrés dans les programmes scolaires. Désormais, il y en a trop. C’est statistique. Trop d’humains sachant lire et écrire. Trop envie de faire un tour dans les sentiers inexplorés du langage. Trop étroits, les podiums. On persiste à parler de littérature contemporaine ou d’histoire de l’art. On le fait avec l’innocence de croire à ces mots menteurs où il est impossible de faire entrer autrement qu’au brodequin de fer les lignées littéraires et artistiques extérieures au centre de l’empire occidental. Et quand ce traitement ne suffit pas, les arts non blancs sont déclassifiés en arts premiers ou en musique du monde. On est en train de construire un musée pour ça, quai Branly. Mais avec la poésie en réseau, en tissu, la généalogie impériale commence à vaciller. Le texte du chasseur-donso produit par oral dans des funérailles passe sa navette africaine entre les autres fils du tissu et ça rend bien. Dans le réseau des poésies croisées que délaisse le marché, l’espace commun s’établit et se ressent.
Crise du langage
Les privatiseurs de langage ont délaissé la forge où se travaillent les mots du poème. Rien à tirer de ça. Sans valeur. Champ libre pour la vérité.
Pas sérieux, la poésie? On peut le dire en effet, puisque la règle du sérieux et de l’important, l’étalon sur lequel tout semble devoir s’évaluer, c’est l’argent. Mais alors il faudra en dire autant pour l’amitié, la vie associative, l’amour, l’éducation nationale, la promenade en bord de mer ou dans le bois communal, la conversation, la sécurité sociale, le meeting politique, la prière, l’éclairage public, la lumière du soleil, la bibliothèque municipale, le soin des enfants, l’exercice du droit de vote, tous les biens produits par la libre activité, les grandes joies et les vraies mélancolies qui toujours se dissolvent à la perspective d’être mises en vente… Au fait, si je nous rappelle que la gratuité n’est pas à la périphérie de notre existence, mais qu’elle est en son axe, que le plus important dans nos vies n’est pas ce qui s’achète mais ce qui est sans prix, si j’en conclus qu’il est bon de donner davantage d’espace à cette gratuité axiale et de périphériser ce qui se vend, c’est une billevesée ou ça mérite qu’on creuse la question ?

Jean-Louis Sagot-Duvauroux, De la gratuité (Éditions de l'Éclat, 2006)

05 juin 2006

le rêve de la gratuité

medium_de la gratuité.jpgJean-Louis Sagot-Duvauroux, qui avait publié il y a quelques années Pour la gratuité (Belles lettres, 1995), propose aujourd'hui à nouveau ce texte, augmenté d'une longue préface intitulée « Rêves en crise », sous le titre De la gratuité.

Ce livre est publié par les éditions de l'Éclat et disponible intégralement en ligne sous forme de lyber, excellent exemple de gratuité bien comprise, comme le souligne Michel Valensi, qui dirige les éditions de l'Éclat. Il est également l'un des rares éditeurs français à avoir « pactisé » avec Google et affirmait récemment dans Livre Hebdo (14 avril 2006, 641) en être très satisfait (les deux tiers des clics d'internautes se sont transformés en achat).

Sagot-Duvauroux, qui cite en exergue un propos récent du ministre français de la Culture : « J’ai en face de moi un ennemi redoutable, le rêve de la gratuité » (!), retrace avec clarté l'histoire, assez récente, de la propriété intellectuelle :

Penchons-nous donc sur cette propriété intellectuelle, victime tellement digne de compassion qu’on voit d’un même mouvement se lamenter sur elle Bouygues le bétonneur et la Société des Gens de Lettres, le doux rocker Francis Cabrel et Lagardère marchand de canons. Concrètement, elle apparaît dans le monde occidental, au XVIIIe siècle, sous la double forme du droit d’auteur et du copyright. L’un et l’autre englobent, dans un dosage différent, deux types de droits: un droit moral qui donne à l’auteur un certain nombre de prérogatives sur l’usage de ses œuvres; un droit patrimonial qui fait d’une production de l’esprit une marchandise protégée, négociable par ses ayant-droit. Cette innovation émerge en un temps où l’activité créatrice s’émancipe du pesant mécénat qui est jusque-là la principale source de revenus des auteurs sans fortune. En ouvrant aux créateurs une maîtrise mieux garantie sur l’usage de leurs œuvres et les moyens d’une existence plus autonome, elle constitue indéniablement une étape émancipatrice de l’histoire culturelle. Elle s’inscrit dans le mouvement général de libéralisation qui provoque alors l’essor de la société britannique, l’indépendance américaine, la révolution française.
Mais la forme prise par cette émancipation participe au match. D’abord, elle contribue à cristalliser une idéologie de l’œuvre et du génie qui marque une vraie bifurcation de l’histoire culturelle occidentale, imprimant son estampille sur la nature même des œuvres produites et sur leur relation à la société. Désormais, le génie créateur, de préférence solitaire, émet une œuvre dont une des qualités principales est de pouvoir prendre son autonomie, circuler, éventuellement entrer dans un processus industriel, par exemple l’imprimerie. L’œuvre est ainsi distinguée, séparée des rapports sociaux qui ont permis son émergence, fétichisée au sens où Karl Marx parle du fétichisme de la marchandise. Jusque-là, le commanditaire d’une œuvre – le pape de Rome pour Michel-Ange, le roi de France pour Molière, l’électeur de Saxe pour Jean-Sébastien Bach – en était l’ayant-droit légitime et le souverain ordonnateur. Désormais, c’est son auteur qui est élevé à la dignité de «propriétaire intellectuel», Prométhée à l’inspiration démiurgique qui peut garder son œuvre intacte dans le coffre à secret de son âme incomprise, ou la vendre au plus offrant. L’œuvre n’est plus le nœud d’une réunion circonstanciée où l’émotion collective d’une communauté humaine lui donne sens et vie – concours théâtraux de l’Athènes antique, soumou du Mali, féries religieuses de Pâques ou de Noël, bals princiers, oraisons funèbres. Elle est l’œuf inaltérable d’un aigle solitaire offert à l’adoration dévote des consommateurs de propriété intellectuelle. Elle est la forme sublime de la marchandise, son Saint-Sacrement.
[…]
Les lignées occidentales de la vie artistique se débattent aujourd’hui dans des controverses dépressives qui amènent artistes et commentateurs à proclamer toutes les six semaines la mort de la peinture, du théâtre, du roman, de la musique, de l’art en général. Kasimir Malevitch, John Cage ou Marcel Duchamp ont fait de cette proclamation des événements artistiques indéfiniment répétés depuis. Moustacher la Joconde et nous révéler qu’L.H.O.O.Q., élever une cuvette de chiotte au rang d’objet d’art et de motif à commentaires savants, c’est un plan d’évasion, presque une clef pour sortir de l’épuisement où parvient forcément un jour un art axé sur lui-même et des œuvres figurées comme des hypostases du dieu Marchandise. C’est rappeler que tout art tient d’abord dans un événement social, des regards qui se croisent, se nouent et transforment la vision du monde. Mais le geste salutaire de Duchamp (comme l’interminable bégaiement de ses épigones) ne suffit pas encore. Il est encore prisonnier d’un regard en arrière qui le condamne à la ponte d’une œuvre-marchandise. Le système le sait. Il le prouve. Il s’en vante. Sûr de son fric, il nous lance, goguenard: «J’ai acheté un Duchamp.» D’un appel d’air, il fait une valeur refuge. Un croisement de regard termine sa destinée dans la nuit d’un coffre-fort. Et dans cette obscurité, «le» Duchamp multiplie la mise de son nouveau maître. Le système a subverti la subversion, passé la laisse, laissé la provocation bénéfique en suspens.

04 juin 2006

ma nuit de chouette

medium_cendres et metaux.2.jpgEst-il un moment plus pénible, dans la vie d'un oiseau de bureau, que le réveil ? Avant même que vous n'ayez ouvert les yeux, alors que vous retardez le plus possible ce premier mouvement fatidique, piquent sur vous tous vos collègues oiseaux dont vous allez sans tarder retrouver les têtes familières. Untel aura mis une cravate à mickeys jaunes, telle autre sera venue en amazone ou en méduse, aucun d'entre eux ne parlera la langue commune aux oiseaux du ciel.
Il fera jour. Les lumières électriques seront allumées tout de même, les néons au plafond passeront leurs tics nerveux aux êtres et aux choses, et le gargouillis de la machine à café imitera les derniers râles d'un agonisant. Ce sera un jour comme un autre, le dernier que vous pourrez supporter en tout cas, le premier, ou presque, d'une longue série qui devrait logiquement se terminer par votre mise à la retraite rapidement suivie de votre mort.
C'est tout cela que vous entrevoyez avant même de voir quoi que ce soit sinon les méandres tantôt noirs et blancs tantôt colorés qu'un projecteur intérieur trace sur l'écran de vos paupières, avant même que l'inconscience vous congédie et vous charge de nouveau du pénible poids de vos membres et de vos pensées.
Il fait jour. Votre corps, au fur et à mesure qu'il est rendu au monde diurne, s'alourdit considérablement au point de devenir impossible à mouvoir, il faudrait une grue, il faudrait tout le savoir des anciens Égyptiens pour soulever ne fût-ce qu'un doigt de cette gisante monumentale, de cette masse chaude et immobile, de cette déesse salariée à tête de hibou victime d'une paralysie générale, des ongles aux cils.
Il fait jour.

Comment refermer le cratère qu'on a ouvert en bâillant ? Il ne faut surtout pas croire qu'on est seul à voyager dans un cube transparent, à ne pas pouvoir étendre les jambes, déplier la colonne vertébrale, s'étirer et faire craquer ses os. Les dimensions de la vie ont été mal calculées, le mètre divin était sans doute faussé, il n'y a de place ni pour faire la roue, ni pour s'élancer, ni pour courir. Se mettre debout, ce n'est pas la peine d'y penser, mais avec un peu de force et d'énergie, et à condition d'entrer la tête entre les épaules, on peut tenter de demeurer accroupi.
Il fait beau.
Le jour n'a pas une apparence hideuse : blond et maigrichon, il obéit à des ordres supérieurs.
Il faudrait pouvoir se laver, mais la salle de bains s'est éloignée déraisonnablement pendant la nuit, la pomme de douche pend, défendue, à une distance infranchissable. Je la regarde sans cligner des yeux, jusqu'à ce que des larmes remontent de réservoirs cachés. Oiseau triste, je tente une toilette de chat à l'eau salée.
Le temps passe.
Alors qu'il est trop tard déjà depuis longtemps, que tous les autres oiseaux ont quitté leurs nids familiaux, que leurs enfants sont déjà livrés aux maîtres chanteurs, leurs cafés au lait bus, leurs peaux douchées et frottées énergiquement, puis enduites de lait hydratant, que, sentant le parfum de marque, ils se sont déjà enfermés ponctuellement dans leur prison de jour, je me lance, sans espoir de réussite, à leur poursuite.
Quand j'arrive enfin, exténuée, hagarde, ils sont déjà alignés sur leur barre et me regardent passer, certains se vernissent les griffes d'un rose transparent, d'autres sifflent d'un air réprobateur, tous ont quitté la nuit dans laquelle je suis plongée, ma nuit de chouette qui ne me quitte pas, qui n'enferme que moi.
Il faut alors aller chercher, quelque part au-delà de cette nuit et avant que ne commence le néant, en quelque endroit improbable et lointain, les forces herculéennes qui me permettront de prononcer les mots « bonjour » et « ça va ? ». Une fois cet exploit accompli, une fois le fond de la mine atteint et vidé de ses dernières ressources naturelles, le reste n'est plus qu'une longue attente, et le soir finit toujours par arriver.


Anne Weber, Chers oiseaux, chapitre XII et XIII, p. 35-39

03 juin 2006

oiseaux de bureau

medium_chers oiseaux.2.jpgChers oiseaux était le titre d'un morceau de prose sur la vie de bureau que j'ai écrit il y a quelques années, quand j'échangeais encore beaucoup de temps contre peu d'argent, et que cet échange était pour moi une souffrance quotidienne. Chers oiseaux était une lettre envoyée de la cage, une lettre d'adieu adressée à mes coprisonniers qui allaient rester derrière les barreaux. Une fois la lettre d'adieu terminée, j'ai donné ma démission.
écrit Anne Weber dans Cendres & Métaux (Seuil, 2006, p. 51)

Cela donne une petite fable sans prétention mais très réjouissante sur le travail de bureau.
Citons le dernier chapitre, une lettre d'adieu qui se termine comme un roman de Philip K. Dick :

L'adieu aux oiseaux.
Chers vautours, chères vautourelles, chers amis colibris,
le moment est venu de nous quitter. Vous avez toujours été bons pour moi, aussi tenais-je à vous remercier. Quand j'avais des monceaux de bêtises sur le bout de la langue, vous m'avez bâillonnée scrupuleusement. Quand les bras me démangeaient, pales d'hélice frémissantes, vous m'avez ligotée soigneusement, de peur que je ne me fasse mal. Quand ma voix menaçait de geler, vous l'avez endormie à coups de verveine. Vous avez été méchants pour que je connaisse la méchanceté. Vous avez été bêtes pour que je n'ignore pas la bêtise. Vous avez été mesquins, vous avez été tristes, vous avez été sordides pour mon seul enseignement. Petits soldats de l'abrutissement et du devoir, vous m'avez montré la meilleure manière de crever le temps sans se crever. Vous m'avez appris qu'une journée peut tenir debout grâce aux courants d'air.
Je vous regardais. Vous étiez occupés à voir venir. Les coursiers arrivaient et repartaient, la machine à photocopier crachait triait recto verso recommençait, amalgamant vos visages jusqu'à ce que, sous la lumière des néons, l'immeuble entier s'ébranle et s'active dans une cadence frénétique afin d'oublier à tout prix le silence, et le prix du silence.
Chers oiseaux qui trimez depuis toujours et qui sans doute trimerez encore quand le soleil sera éteint et que les étoiles ne seront plus qu'un souvenir, je vous dis aujourd'hui adieu sans rancune ni repentir. Vous m'avez sauvé la vie.
Je vous regardais. Et j'ai enfin compris ce que vous aviez à me dire. Vous me disiez : Nous sommes morts.

Anne Weber, Chers oiseaux (Seuil, 2006, p. 77-78)

30 mai 2006

la plus grave maladie du cerveau

medium_shadok9.jpeg


... c'est de réfléchir.

(petite devise shadok pour ponctuer mon 100ème post)

04 mai 2006

le laïus

Pour le plaisir, encore un extrait de L'os du doute : la fin du chapitre intitulé « Le laïus » (p. 65-66) :

Personne ne vous force à obéir, c’est fini, ça. Nous sommes dans le participatif, ici. Nous vous demandons d’être responsable de votre réussite, responsable de votre projet, gestionnaire de vos performances, responsable devant vos responsables.
Et de contribuer à la bonne ambiance.
C’est ça, le participatif.
On ne dit pas donner des ordres. On dit donner des objectifs.

Notre objectif est le suivant : occuper le terrain.
Et nous vous demandons un engagement total.

Il n’y a pas de contrainte, c’est fini, ça la contrainte : vous êtes parfaitement libre de vous lever, de ramasser vos affaires et de vous en aller.
Mais compter mesquinement ses petites forces dans une telle aventure ! Un tel défi !
Ça nous remonte par le nez jusqu’aux sinus, ce défi, pas vous ? Ça nous électrise incroyablement. Nous nous défonçons tellement, sur ce projet, que nous nous passons de manger, nous nous passons de caresser la tête de nos gosses... et le sommeil, nous n’y pensons même plus.
Pas vous ?

Nous sommes des artistes de haut niveau, concentrés comme des fous, cent pour cent de passion, nous donnons le plus profond de nous-mêmes en attendant que la victoire nous propulse vers le 8ème à la vitesse grand Vi.
Nous donnons tout.
Pas vous ?
Les synapses surexcitées en permanence, l’adrénaline à son taux de compétition, le cœur soutenu par les bêtabloquants, matin, midi et soir, nous sommes à fond dedans, épuisés, radieux.
Pas vous ?

03 mai 2006

l'os du doute

Quant à ce que le travail fait aujourd'hui des humains, Nicole Caligaris le décrit fort bien dans sa pièce L'os du doute, mise en scène fin 2005 et publiée par les éditions Verticales.

L’os du doute est une farce écrite dans la langue du « management », qui n'est pas sans rappeler le dépeçage analytique d’Eric Hazan dans LQR.
Nicole Caligaris y déroule avec jubilation le discours de trois « cadres à fort potentiel », pions d’un pouvoir plus mythique que réel (le « 8e »). Milan, Dièse et Bille, mobilisés sur un projet, pensent objectifs et délais, gèrent des ressources même plus humaines, cherchent des noms porteurs et avalent du « Bi to Bi (business to business) » à la « vitesse Grand Vi ». Et, tandis qu'ils se rêvent en super-héros ou en demi-dieux, ils s’épuisent … jusqu’à l’os.
Quelques extraits :

La Ressource H est au point, dégraissée, restructurée, compressée, décapée, martelée, laminée, affectée, compactée, requalifiée, triturée, usinée, polie, lissée, brossée, rincée, tordue, serrée, stressée, chauffée, pincée, piquée, broyée, bourrelée, roulée, tendue à bloc. (25)
- Pas oublier que l'homme est au cœur du dispositif.
- Un coeur de cible.
(27)
- J’ai la nouvelle grille. On a changé les noms, au 8e. Ça va plus s’appeler Ressource H. […]
Ça va s’appeler les Moyens Utilisés : les mus. (29)
- Surmenage ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Si vous ne vous en sortez pas, c’est que vous ne savez pas gérer.
[…] Regardez, moi, tenez, facile ! […] J’ai shunté le superflu : lecture diagonale, écoute flottante, chassé-croisé des deux cerveaux, de gauche à droite, de droite à gauche, quelques cachets, quelques cafés, décuplement des facultés, arrêt complet du boogie-woogie, contrôle des dérapages, programmation neurolinguistique, analyse transactionnelle et golf deux fois par semaine pour entretenir le corpore sano. Pas sorcier ! (44-45)
Nous avons fait ce qu’il fallait pour rester à la pointe de ce qui se fait, pas devenir des obsolètes. Dès que possible, nous avons balancé les mus faibles dans le marigot pour avancer plus vite. […] Nous avons échangé en douce des mus pourris contre de jeunes mus à l’échine souple et aux dents pointues. […] Nous avons planté notre esprit entrepreneur en aplomb des têtes candides. Elles n’ont pas tenu. (49)
« Savoir séparer l’affectif du projet, préconise le Strategor : parmi les cinq sortes de dangers, une trop grande sympathie pour les mus. Un exécutive qui hésite à charger ses mus est un exécutive qui risque de perdre son potentiel. Ceux des étages inférieurs, explique Strategor, si on veut en tirer quelque chose, faire en sorte qu’ils ne soient jamais tranquilles. » (65)
Nous avons la vérité sur le bout de la langue. Il nous suffit d’inventer une connerie, c’est vrai : tous les mastères se mettent à l’exposer en schémas Power Point, devant des amphis bondés. […]
On ne dit pas mensonge. On dit inévitable. On dit réalité. On dit scientifiquement donné en calculs corrigés des variations du hasard. (80-81)

Pour en lire plus :
le site de Nicole Caligaris
les pages qui lui sont consacrées sur l'incontournable site littéraire remue.net.

01 mai 2006

vita contemplativa

En l'honneur du 1er mai, petit florilège nietzschéen (non exhaustif!) sur le travail :

Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges des actes impersonnels et conformes à l'intérêt général : la crainte de tout ce qui est individuel. On se rend maintenant très bien compte, à l'aspect du travail — c'est-à-dire de ce dur labeur du matin au soir — que c'est là la meilleure police, qu'elle tient chacun en bride et qu'elle s'entend à entraver vigoureusement le développement de la raison, des convoitises, des envies d'indépendance. Car le travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, il retire cette force à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l'amour et à la haine il place toujours devant les yeux un but minime et accorde des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société, où l'on travaille sans cesse durement, jouira d'une plus grande sécurité : et c'est la sécurité que l'on adore maintenant comme divinité suprême. (« Les apologistes du travail », Aurore)

Le travail est désormais assuré d'avoir toute la bonne conscience de son côté : la propension à la joie se nomme déjà « besoin de repos » et commence à se ressentir comme un sujet de honte. « Il faut bien songer à sa santé » - ainsi s'excuse-t-on lorsqu'on est pris en flagrant délit de partie de campagne. Oui, il se pourrait bien qu'on en vînt à ne point céder à un penchant pour la vita contemplativa (c'est-à-dire pour aller se promener avec ses pensées et ses amis) sans mauvaise conscience et mépris de soi-même. (« Loisir et désœuvrement », Le Gai Savoir)

Ce qu'il y a de comique chez beaucoup de gens laborieux - Par un surcroît d'efforts, ils arrivent à se conquérir des loisirs et, lorsqu'ils sont arrivés à leurs fins, ils ne savent rien en faire, sinon de compter les heures jusqu'à ce que le temps soit passé. (« Opinions et sentences mêlées », Humain, trop humain, II, 1)

05 mars 2006

éloge de l'oisiveté

Ceux qui me reprochent tant de contradictions ne manqueront pas ici de m'en reprocher encore une. J'ai dit que l'oisiveté des cercles me les rendait insupportables, et me voilà recherchant la solitude uniquement pour m'y livrer à l'oisiveté. C'est pourtant ainsi que je suis ; s'il y a là de la contradiction, elle est du fait de la nature et non pas du mien ; mais il y en a si peu que c'est par-là précisément que je suis toujours moi. L'oisiveté des cercles est tuante parce qu'elle est de nécessité. Celle de la solitude est charmante, parce qu'elle est libre et de volonté. Dans une compagnie il m'est cruel de ne rien faire, parce que j'en suis forcé. Il faut que je reste là cloué sur une chaise ou debout planté comme un piquet, sans remuer ni pied ni patte, n'osant ni courir, ni sauter, ni chanter, ni crier, ni gesticuler quand j'en ai envie, n'osant pas même rêver ; avant à la fois tout l'ennui de l'oisiveté et tout le tourment de la contrainte ; obligé d'être attentif à toutes les sottises qui se disent et à tous les compliments qui se font, et de fatiguer incessamment ma minerve, pour ne pas manquer de placer à mon tour mon rébus et mon mensonge. Et vous appelez cela de l'oisiveté ? C'est un travail de forçat.
L'oisiveté que j'aime n'est pas celle d'un fainéant qui reste là les bras croisés dans une inaction totale et ne pense pas plus qu'il n'agit. C'est à la fois celle d'un enfant qui est sans cesse en mouvement pour ne rien faire, et celle d'un radoteur qui bat la campagne tandis que ses bras sont en repos. J'aime à m'occuper à faire des riens, à commencer cent choses et n'en achever aucune, à aller et venir comme la tête me chante, à changer à chaque instant de projet, à suivre une mouche dans toutes ses allures, à vouloir déraciner un rocher pour voir ce qui est dessous, à entreprendre avec ardeur un travail de dix ans, et à l'abandonner sans regret au bout de dix minutes, à muser enfin toute la journée sans ordre et sans suite, et à ne suivre en toute chose que le caprice du moment.

Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Livre XII

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