06 juin 2006

l'exemple est la poésie

La préface se termine par une description de la nouvelle « économie » de la pratique et de l'échange de la poésie créée par internet :

L’exemple est la poésie, ou plutôt l’économie de la poésie. Ce précieux canton de l’activité humaine est en train de sortir du marché. De A à Z. Depuis le travail et le temps qu’il faut pour écrire jusqu’aux rencontres où les textes se partagent. Dans la poésie, dans l’économie de la poésie, toutes les crises dont ce texte a décrit le nœud trouvent comme une issue.
Crise du temps humain
La poésie ne rapporte pas d’argent, pas assez d’argent pour être une activité concurrentielle sur le marché du temps. Au regard du critère unique qui est l’augmentation du taux de profit, elle n’intéresse pas. Mais elle ne meurt pas pourtant. Elle vit. Elle vit fort. Elle fructifie dans le temps qu’on lui laisse, le temps gratuit, et dans la forme d’activité qui lui convient, la libre activité. Celles et ceux qui pratiquent l’art de la poésie vendent de leur temps, les pauvres. Il le faut bien. Par ailleurs. Pour pouvoir faire leur marché. Mais la poésie! Regardez-les, ces puissants forgerons. Ils repoussent à l’extrême de leurs forces les parois blindées du temps vendu et l’espace qu’ils dégagent grâce à ce repoussement, ils le magnétisent. Sans le dire et peut-être sans le savoir, ils rejoignent à leur façon le grand mouvement civilisateur engagé par la classe ouvrière pour la réduction du temps de travail vendu et «l’abolition du salariat», comme on disait naguère jusque dans les statuts de la CGT. Le temps gratuit du poète n’est pas vide. La poésie l’envahit et l’enchante. Le syndicaliste et le poète ont des choses à se dire.
Crise de l’échange
La poésie du temps gratuit s’échange. La poésie est occasion de rencontre et de partage. Elle ne s’échange pas comme une marchandise, parce qu’on ne sait même pas si on sera capable de la goûter. Parce que le poème s’inscrit toujours dans la singularité aléatoire de la rencontre. Il peut faire du bien, comme une canette de coca-cola glacé au midi d’un jour chaud peut, elle aussi, faire du bien. Mais contrairement à la canette de coca, la satisfaction qu’on attend du poème reste un mystère dont l’argent ne sera jamais la mesure. On en aura toujours trop ou trop peu pour son argent. La poésie n’est pas une marchandise. Les poètes et les amis de la poésie se transmettent les textes dans des réunions ou par Internet. Ils se les parlent. Ils les apprennent par cœur. Ils publient même et achètent aussi des livres, mais les éditeurs de poésie sont souvent des artisans, ouvriers d’une marchandise artisanale clairement subordonnées à son usage. Une marchandise honnête acceptant de se laisser déborder par son bel usage.
Crise de l’espace commun
Libérée de la double contrainte du pouvoir et du marché, la poésie prolifère et se dissémine. Son histoire s’est longtemps représentée comme un vecteur gradué, comme une course au podium: prix littéraires et chapitres calibrés dans les programmes scolaires. Désormais, il y en a trop. C’est statistique. Trop d’humains sachant lire et écrire. Trop envie de faire un tour dans les sentiers inexplorés du langage. Trop étroits, les podiums. On persiste à parler de littérature contemporaine ou d’histoire de l’art. On le fait avec l’innocence de croire à ces mots menteurs où il est impossible de faire entrer autrement qu’au brodequin de fer les lignées littéraires et artistiques extérieures au centre de l’empire occidental. Et quand ce traitement ne suffit pas, les arts non blancs sont déclassifiés en arts premiers ou en musique du monde. On est en train de construire un musée pour ça, quai Branly. Mais avec la poésie en réseau, en tissu, la généalogie impériale commence à vaciller. Le texte du chasseur-donso produit par oral dans des funérailles passe sa navette africaine entre les autres fils du tissu et ça rend bien. Dans le réseau des poésies croisées que délaisse le marché, l’espace commun s’établit et se ressent.
Crise du langage
Les privatiseurs de langage ont délaissé la forge où se travaillent les mots du poème. Rien à tirer de ça. Sans valeur. Champ libre pour la vérité.
Pas sérieux, la poésie? On peut le dire en effet, puisque la règle du sérieux et de l’important, l’étalon sur lequel tout semble devoir s’évaluer, c’est l’argent. Mais alors il faudra en dire autant pour l’amitié, la vie associative, l’amour, l’éducation nationale, la promenade en bord de mer ou dans le bois communal, la conversation, la sécurité sociale, le meeting politique, la prière, l’éclairage public, la lumière du soleil, la bibliothèque municipale, le soin des enfants, l’exercice du droit de vote, tous les biens produits par la libre activité, les grandes joies et les vraies mélancolies qui toujours se dissolvent à la perspective d’être mises en vente… Au fait, si je nous rappelle que la gratuité n’est pas à la périphérie de notre existence, mais qu’elle est en son axe, que le plus important dans nos vies n’est pas ce qui s’achète mais ce qui est sans prix, si j’en conclus qu’il est bon de donner davantage d’espace à cette gratuité axiale et de périphériser ce qui se vend, c’est une billevesée ou ça mérite qu’on creuse la question ?

Jean-Louis Sagot-Duvauroux, De la gratuité (Éditions de l'Éclat, 2006)

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