21 août 2006

ligne(s) de fuite

medium_reseau.5.jpg


Ces lignes de fuite se poursuivent ailleurs.

07 août 2006

petite éclipse ...

medium_eclipse.jpg

04 août 2006

puzzle divin

Bernard Debré éclaire également son propos en mettant en parallèle la science et les mythes, dont on s'aperçoit que - dans toutes les religions - ils fonctionnent fort bien comme métaphores - et comme récits fondateurs - du clonage reproductif.

Inséparables des récits retraçant la création du monde - de la cosmogonie égyptienne à la Genèse biblique en passant par la théogonie grecque fixée par Hésiode -, la conception de l'enfant puis sa naissance sont, dans toutes les religions, des moments d'une incroyable puissance émotionnelle doublée d'une étrange prescience : celle de la découverte fondamentale du xxe siècle de la génétique moderne, formidable instrument de déchiffreraient du puzzle divin, décomposé naguère en autant d'épopées mystérieuses qu'il existait de traditions, et recomposé soudain sous la forme d'un alphabet permettant de comprendre chaque mot du poème, qu'il s'agisse du règne humain, animal ou végétal !
medium_piero_annonciation.jpegCette prescience, c'est celle qui, dans la plupart les textes sacrés, assigne à certaines fécondations mythiques des voies qui n'ont rien à envier à nos modernes « manipulations génétiques » à base de conceptions extra-utérines et de clonage reproductif !
Sans parler du dogme chrétien de l'Immaculée Conception, Bouddha n'a-t-il pas été engendré par une femme que transperça, en rêve, une défense d'éléphant ? Abraham n'est-il pas devenu père à quatre-vingt-dix-neuf ans ? Dix mille ans avant l'invention de l'insémination
post mortem, la mythologie égyptienne n'admet-elle pas la fécondation d'Isis par un Osiris mort, coupé en quatre morceaux ? Et que dire de la conception d'Aphrodite, née de la mer dans laquelle étaient tombées quelques gouttes du sang d'Ouranos fils de la Terre mutilé par son fils Cronos ? Ou d'Athéna, née toute armée du crâne de Zeus qui, instruit des mésaventures d'Ouranos, voulait échapper au parricide en devenant, à la fois, le père et la mère de son enfant? Et voici, inscrit dans la plus ancienne mémoire de l'humanité, le rêve de l'autoreproduction....
Dans la mythologie grecque - mais aussi dans la tradition mongole, qui fait de Gengis Khan le descendant d'une biche et d'un loup gris - dieux ou demi-dieux naissent aussi d'accouplements bizarres entre hommes et bêtes (le Minotaure, bien sûr, fils monstrueux de la reine Pasiphaé et d'un taureau, mais aussi Échidna, moitié femme moitié serpent qui, en s'unissant à Typhon, donna naissance à tant d'autres monstres, comme Cerbère, l'hydre de Lerne, ou le lion de Némée). On aurait tort, cependant, d'oublier l'Ancien Testament et spécialement la Genèse, qui fait allusion, juste avant le Déluge, à un monde peuplé de créatures monstrueuses (géants, êtres hybrides de toutes sortes, comme le Léviathan du Livre de Job) suggérant un immense désordre (Tohu Bohu) d'où serait née la colère de Dieu et sa décision de ne préserver, à bord de l'arche de Noé, que les espèces qu'il avait choisies, les autres se trouvant impitoyablement exterminées (
Genèse, VI, 7).
[...]
medium_botticelli_naissance_venus.jpegOn oublie en effet que, dans la mythologie grecque, le monde lui-même procède d'un seul être primordial, et non de deux : Chaos, qui donnera naissance à Gaia (la terre) puis à Éros (l'amour).
Ce triptyque fondamental étant constitué, voici venir encore quatre naissances sans fécondation, autant dire des clones de leurs géniteurs : Erebe (l'obscurité) et Nyx (la nuit) issues de Chaos ; mais aussi Ouranos (le ciel) et Pontos (l'eau) nés de Gaia.
C'est seulement alors que commence l'ère de la fécondation classique, opérée par la rencontre fusionnelle du masculin et du féminin - en l'espèce Gala et Ouranos, qui, bien qu'étant mère et fils, donneront ensemble naissance aux Titans, aux Cyclopes et aux Hécatonchires (les monstres aux cent bras) -, sans que prennent fin pour autant les générations spontanées !
Parmi les fécondations « classiques », citons Océan et Téthys donnant naissance aux Fleuves et aux Océanides ; Cronos et Rhéa faisant naître Déméter, Hestia, Héra, Hadès, Poséidon et Zeus ; ou encore Hypérion et Théia engendrant Séléné (la Lune), Hélios (le Soleil), et Éos (l'Aurore)...
Mais que de « clonages » encore, même après l'union originelle d'Ouranos et de Gala ! Non seulement, nous l'avons dit, Ouranos engendrera seul Aphrodite, et Zeus, Athéna, mais Gala se passera de partenaire pour donner naissance aux Géants et aux Érinyes (les déesses de la vengeance qui, dans le monde romain, deviendront les Furies), non sans s'être unie avec son fils Portos pour créer Thaunias, Phorcys, Céto, Eurybia et Nérée...
Dans les grands textes grecs, la confusion du même et de l'autre est partout : quand elle n'est pas le fruit d'une naissance autogène, elle est l'oeuvre des dieux, qui se plaisent à créer l'illusion pour piéger les hommes. Sans parler de Narcisse, amoureux de son reflet, le théâtre grec nous offre un bel exemple de cette omniprésence du clone dans l'imaginaire antique : la guerre de Troie, selon Euripide, n'aurait été provoquée que par une fausse Hélène, inventée par Héra pour piéger Pâris !
Dans la pièce du même nom, Hélène peut ainsi plaider non coupable : car ce n'est pas elle qui se serait laissé séduire et enlever par Pâris mais son clone (eidôlon, idole), façonné à son image pour prendre les hommes au piège de leur vanité !
En fait, plaide Euripide, Hermès a transporté la véritable Hélène en Égypte, à la cour de Protée, où elle aurait passé les dix années de la guerre, en attendant le retour de Ménélas, son mari bien-aimé !
Et que dire de la religion égyptienne et de ses « statues vivantes » capables de s'animer selon les rites magiques qu'on leur applique ! Comme l'écrit la philosophe Isabelle Rieusset-Lemarié, auteur d'un essai passionnant sur le clonage , nous sommes ici « au coeur de l'idéologie de clonage qui prétend qu'il suffit de reproduire un organisme vivant à l'identique pour lui conférer l'immortalité ».
Plus tard, c'est la littérature romaine, parcourue de fantômes, d'ombres ou de sosies, utilisés bien souvent dans l'unique objectif de tromper (qu'on songe seulement aux Métamorphoses d'Ovide !), qui va inscrire l'imaginaire du clone au plus profond de notre culture, relayée par la religion chrétienne. La Genèse, après tout, ne contient-elle pas le récit d'une duplication : Ève étant née de la côte d'Adam, la création d'un clone à partir d'une cellule somatique n'est pas loin ! Les Raëliens s'en souviendront quand ils prétendront avoir fait naître leur premier clone humain, baptisé du nom de la première femme...


Bernard Debré, La revanche du serpent ou la fin de l'homo sapiens (Le Cherche midi, 2006, p. 28-30 et p. 146-149)

03 août 2006

otages des mots

Debré resitue par exemple le débat sur l'eugénisme à sa juste place, et montre que les interventions eugénistes n'ont pas attendu le déchiffrage du génome humain :

medium_adn4.jpgSerons-nous toujours otages des mots ? La nature n'est-elle pas suffisamment complexe ni sa connaissance assez ardue pour que nous persistions à interpréter le présent et imaginer l'avenir, à l'aide de catégories empruntées au passé ?
Avec les progrès fulgurants de la génétique, ce ne sont plus seulement la médecine et la science qui changent de dimension, mais bien l'homme lui-même et, du même mouvement, le vivant tout entier. Les manipulations chromosomiques, les transferts de gènes d'une espèce à une autre, les chimères qui commencent à peupler le monde révèlent que si nous sommes tous différents, nous sommes aussi construits avec les mêmes « briques ».
Et pourtant, tout se passe comme si nous refusions, inconsciemment peut-être, de prendre acte de ce changement de dimension. Nous employons les mêmes mots qu'au début du siècle dernier, quand l'homme paraissait encore un empire dans un empire, planté au coeur de l'univers et inamendable par décision des autorités en place.
À peine la science ouvre-t-elle, depuis quelques années, la possibilité naguère insoupçonnée d'intervenir sur le foetus pour corriger d'éventuelles maladies génétiques, déclarées ou à venir, à peine sommes-nous en mesure, grâce au tri d'embryons, d'éviter - et tel est bien le mot qui compte, nous y reviendrons - la naissance d'enfants promis à des pathologies lourdes, voire condamnés à mort, à la seule évocation de ces progrès, susceptibles de sauver des milliers d'êtres, on nous oppose
ex cathedra la formule qui tue : « Halte à l'eugénisme ! »
Il est donc temps, une fois pour toutes, d'en finir avec cette fausse querelle pour marquer d'emblée et, j'ose dire, solennellement, la frontière entre l'acceptable et l'inacceptable, entre ce que certains ont baptisé l'eugénisme négatif (ou eugénisme de mort) et l'eugénisme positif (ou eugénisme de vie), opposition à laquelle je préférerais celle, plus conforme à la réalité, d'eugénisme totalitaire et d'eugénisme de liberté, tant il est vrai, nous allons le voir, qu'il a pu aussi exister un eugénisme de vie à tendance totalitaire (par exemple, le parti pris traditionnel des Chinois et des Indiens en faveur des enfants mâles) et un eugénisme de mort à vocation démocratique (celui de la Cité grecque antique vanté par Platon qui préconise l'élimination des « bouches inutiles » !)
Définir d'entrée de jeu cet eugénisme totalitaire est d'autant plus utile que cela nous permet d'illustrer, du même mouvement, ce dont nous ne voulons à aucun prix. Un système dans lequel les aspirations individuelles ne compteraient pour rien face à la norme collective, norme imposée aussi bien par une idéologie scientifique dominante que par un État dictatorial, voire par l'évocation mécanique des comptes de la Sécurité sociale...
Eugénisme scientifique, eugénisme dictatorial, eugénisme sociétal : voici bien la triple source du totalitarisme de la naissance que nous avons vu se mettre en place au fil des deux derniers siècles, chacune de ses manifestations n'étant pas, mal-heureusement, exclusive des deux autres.


Bernard Debré, La revanche du serpent ou la fin de l'homo sapiens (Le Cherche midi, 2006, p. 59-61)

02 août 2006

la revanche du serpent

medium_debre.jpgConcernant cette peur irrationnelle devant les avancées scientifiques, soigneusement alimentée par nombre d'intellectuels et de politiques, Bernard Debré (dont les options politiques me séduisent moins, je le précise) publie un essai court mais tonique : La revanche du serpent ou la fin de l'homo sapiens (Le Cherche midi, 2006).

Les progrès actuels de la génétique ne peuvent que susciter des interrogations, de par leur ambivalence : ils sont porteurs à la fois de la promesse de l'amélioration de la condition humaine et d'effrayantes possibilités d'asservissement de l'homme par l'homme.

La vie serait-elle la vie sans ses paradoxes ? Ceux qui nous assaillent en ce début du XXIe siècle sont au moins la preuve que l'humanité, contrairement à ce qu'en pensent les pessimistes, n'est pas en voie d'extinction : jamais, de la naissance jusqu'à la mort, l'homme n'aura été, davantage qu'aujourd'hui, confronté au signe de contradiction ! Une contradiction à l'image du double mouvement caractérisant les progrès de la connaissance, et qui brusquement, fait voler en éclats la plupart de nos certitudes, dans l'ordre de l'infiniment grand comme dans celui de l'infiniment petit... (p. 7)

Comment ne pas comprendre, dès lors, l'immense désarroi qui s'empare de nos sociétés, face à cette transgression absolue ? Plus encore que la maîtrise de l'atome qui a offert à l'homme l'occasion d'accélérer comme jamais son développement matériel en même temps que le pouvoir absolu de s'autodétruire, celle, programmée, du génome, débouche paradoxalement sur un nouveau mystère. Qu'allons-nous faire de nous-mêmes ? Comment allons-nous utiliser, en conscience, ce que nous savons ? À quelles fins devons-nous et pouvons-nous enrôler la science qui n'est jamais qu'un moyen ? (p. 10)

L'Histoire, écrit-il « démontre que le savoir, jamais, ne s'est effacé bien longtemps devant le pouvoir » (p. 76). Se réfugier dans un intégrisme d'interdits est vain, car « le monde ne s'arrêtera pas à cause de l'angoisse ou du refus de le regarder en face... » (p. 58). Au moyen âge, l'église a tenté en vain d'interdire aux médecins de rechercher les causes des maladies en pratiquant la dissection, qui contrevenait au dogme de la résurrection des corps ; au début du XXIe siècle, criminaliser par exemple les recherches sur le clonage thérapeutique est tout aussi vain, et criminel.

01 août 2006

un effet mortel

medium_magritte_duree_poignardee.jpgLes progrès scientifiques et techniques ont toujours fait peur :

N'avons-nous pas des moyens bien plus sûrs et naturels de nous déplacer ? [...] La translation trop rapide d'un climat à un autre produira sur les voies respiratoires un effet mortel. Le mouvement de trépidation suscitera des maladies nerveuses, tandis que la rapide succession des images entraînera des inflammations de la rétine. La poussière et la fumée occasionneront des bronchites. Enfin, l'anxiété des périls, constamment courus, tiendra les voyageurs dans une perpétuelle alerte et sera le prodrome d'affections cérébrales. Pour une femme enceinte, tout voyage en chemin de fer entraînera une fausse couche.

écrivaient solennellement au roi Louis-Philippe, à l'annonce de l'ouverture des premières lignes de chemin de fer, en 1835, les membres de l'Académie de médecine de Lyon.

31 juillet 2006

la vie est subtile

Pour en terminer - temporairement - avec Roland Barthes, un extrait de sa Leçon inaugurale au Collège de France (1977) qui concerne les rapports entre science et littérature, l'un des propos de ce blog :

medium_bataille_argonne1.jpgLa littérature prend en charge beaucoup de savoirs. […] Cependant, en cela véritablement encyclopédique, la littérature fait tourner les savoirs, elle n'en fixe, elle n'en fétichise aucun ; elle leur donne une place indirecte, et cet indirect est précieux. D'une part, il permet de désigner des savoirs possibles - insoupçonnés, inaccomplis : la littérature travaille dans les interstices de la science : elle est toujours en retard ou en avance sur elle, semblable à la pierre de Bologne, qui irradie la nuit ce qu'elle a emmagasiné pendant la journée, et par cette lueur indirecte illumine le jour nouveau qui vient. La science est grossière, la vie est subtile, et c'est pour corriger cette distance que la littérature nous importe. D'autre part, le savoir qu'elle mobilise n'est jamais entier ni dernier ; la littérature ne dit pas qu'elle sait quelque chose, mais qu'elle sait de quelque chose ; ou mieux : qu'elle en sait quelque chose - qu'elle en sait long sur les hommes. Ce qu'elle connaît des hommes, c'est ce qu'on pourrait appeler le grand gâchis du langage, qu'ils travaillent et qui les travaille, soit qu'elle reproduise la diversité des sociolectes, soit qu'à partir de cette diversité, dont elle ressent le déchirement, elle imagine et cherche à élaborer un langage-limite qui en serait le degré-zéro. Parce qu'elle met en scène le langage, au lieu, simplement, de l'utiliser, elle égrène le savoir dans le rouage de la réflexivité infinie ; à travers l'écriture, le savoir réfléchit sans cesse sur le savoir, selon un discours qui n'est plus épistémologique, mais dramatique.

Roland Barthes, Leçon, Seuil, 1978 (OEuvres complètes, Seuil, 2005, V, p. 433-434)

30 juillet 2006

ne pas être moderne

medium_memoire1.jpgEt, pour le plaisir, deux des fragments de journal qu'encadre la délibération, celui-ci :

Je est plus difficile à écrire qu'à lire.

et aussi celui-là, que j'aime beaucoup :

Tout d'un coup, il m'est devenu indifférent de ne pas être moderne.
(... et comme un aveugle dont le doigt tâtonne sur le texte de la vie et reconnaît de-ci, de-là, « ce qui a déjà été dit ».)


Roland Barthes, « Délibération », Tel Quel, hiver 1979
OEuvres complètes, Seuil, 2002, V, p. 675 et p. 676

29 juillet 2006

un emportement et une application

Encore un passage, plus classiquement attaché à nommer les « qualités » propres à la forme journal :

medium_magritte_reconnaissance_infinie.jpgJe n'esquisse pas ici une analyse du genre « Journal » (il y a des livres là-dessus), mais seulement une délibération personnelle, destinée à permettre une décision pratique - dois-je tenir un journal en vue de le publier ? Puis-je faire du journal une « oeuvre »? Je ne retiens donc que les fonctions qui peuvent m'effleurer l'esprit. Par exemple, Kafka a tenu un journal pour « extirper son anxiété », ou, si l'on préfère, « trouver son salut ». Ce motif ne me serait pas naturel, ou du moins constant. De même pour les fins qu'on attribue traditionnellement au Journal intime ; elles ne me paraissent plus pertinentes. On les rattachait toutes aux bienfaits et aux prestiges de la « sincérité » (se dire, s'éclairer, se juger) ; mais la psychanalyse, la critique sartrienne de la mauvaise foi, celle, marxiste, des idéologies, ont rendu vaine la confession : la sincérité n'est qu'un imaginaire au second degré. Non, la justification d'un Journal intime (comme oeuvre) ne pourrait être que littéraire, au sens absolu, même si nostalgique, du mot. Je vois ici quatre motifs.

Le premier, c'est d'offrir un texte coloré d'une individualité d'écriture, d'un « style » (aurait-on dit autrefois), d'un idiolecte propre à l'auteur (aurait-on dit naguère) ; appelons ce motif : poétique. Le deuxième, c'est d'éparpiller en poussière, au jour le jour, les traces d'une époque, toutes grandeurs mêlées, de l'information majeure au détail de mœurs ; n'ai-je pas un vif plaisir à lire dans le Journal de Tolstoï la vie d'un seigneur russe au XIXe siècle ? Appelons ce motif : historique. Le troisième, c'est de constituer l'auteur en objet de désir : d'un écrivain qui m'intéresse, je puis aimer connaître l'intimité, le monnayage quotidien de son temps, de ses goûts, de ses humeurs, de ses scrupules ; je puis même aller jusqu'à préférer sa personne à son oeuvre, me jeter avidement sur son Journal et délaisser ses livres. Je peux donc, me faisant l'auteur du plaisir que d'autres ont su me donner, essayer à mon tour de séduire, par ce tourniquet qui fait passer de l'écrivain à la personne, et vice versa ; ou, plus gravement, de prouver que « je vaux mieux que ce que j'écris » (dans mes livres) : l'écriture du Journal se dresse alors comme une
force-plus (Nietzsche : Plus von Macht), dont on croit qu'elle va suppléer aux défaillances de la pleine écriture ; appelons ce motif : utopique, tant il est vrai qu'on ne vient jamais à bout de l'Imaginaire. Le quatrième motif est de constituer le Journal en atelier de phrases : non pas de « belles » phrases, mais de phrases justes ; affiner sans cesse la justesse de l'énonciation (et non de l'énoncé), selon un emportement et une application, une fidélité de dessein qui ressemble beaucoup à la passion : « Et mes reins exulteront quand tes lèvres exprimeront des choses justes » (Prov. 23,16). Appelons ce motif : amoureux (peut-être même : idolâtre ; j'idolâtre la Phrase).

Malgré mes piètres impressions, l'envie de tenir un journal est donc concevable. Je puis admettre qu'il est possible dans le cadre même du Journal de passer de ce qui m'apparaissait d'abord comme impropre à la littérature à une forme qui en rassemble les qualités : individuation, trace, séduction, fétichisme du langage.


Roland Barthes, « Délibération », Tel Quel, hiver 1979
OEuvres complètes, Seuil, 2002, V, p. 669-670

28 juillet 2006

le tourment essentiel

medium_magritte_reproduction_interdite.gifLes propos de Roland Barthes sur le Journal semblent susciter des réactions, et, contrairement à ce qu'écrit Berlol, je pense que cela n'est pas tout à fait étranger au fait que les blogueurs s'y retrouvent. En voici un autre passage (mais non, je ne traite pas les teneurs de blogs intime de comiques !) :

Au fond, toutes ces défaillances désignent assez bien un certain défaut du sujet. Ce défaut est d'existence. Ce que le Journal pose, ce n'est pas la question tragique, la question du Fou : « Qui suis-je? », mais la question comique, la question de l'Ahuri : « Suis-je? ». Un comique, voilà ce qu'est le teneur de Journal.
Autrement dit, je ne m'en sors pas. Et si je ne m'en sors pas, si je n'arrive pas à décider ce que « vaut » le Journal, c'est que son statut littéraire me glisse des doigts : d'une part, je le ressens, à travers sa facilité et sa désuétude, comme n'étant rien de plus que le limbe du Texte, sa forme inconstituée, inévoluée et immature ; mais, d'autre part, il est tout de même un lambeau véritable de ce Texte, car il en comporte le tourment essentiel. Ce tourment, je crois, tient à ceci : que la littérature est
sans preuves. Il faut entendre par là qu'elle ne peut prouver, non seulement ce qu'elle dit, mais encore qu'il vaut la peine de le dire. Cette dure condition (Jeu et Désespoir, dit Kafka) atteint précisément son paroxysme dans le Journal. Mais aussi, à ce point, tout se retourne, car de son impuissance à la preuve, qui l'exclut du ciel serein de la Logique, le Texte tire une souplesse, qui est comme son essence, ce qu'il possède en propre. Kafka - dont le Journal est peut-être le seul qui puisse être lu sans aucune irritation - dit à merveille cette double postulation de la littérature, la Justesse et l'Inanité : «... J'examinais les souhaits que je formais pour la vie. Celui qui se révéla le plus important ou le plus attachant fut le désir d'acquérir une façon de voir la vie (et, ce qui était lié, de pouvoir par écrit en convaincre les autres) dans laquelle la vie conserverait son lourd mouvement de chute et de montée, mais serait reconnue en même temps, et avec une clarté non moins grande, pour un rien, un rêve, un état de flottement. » Oui, C'est bien cela, le Journal idéal : à la fois un rythme (chute et montée, élasticité) et un leurre (je ne puis atteindre mon image) ; un écrit, en somme, qui dit la vérité du leurre et garantit cette vérité par la plus formelle des opérations, le rythme.

Roland Barthes, « Délibération », Tel Quel, hiver 1979
OEuvres complètes, Seuil, 2002, V, p. 680-681