20 juillet 2006

trop de mouvement

medium_machine.jpgConcernant les rapports entre le corps et l'esprit, Chantal Thomas cite une jolie remarque de Madame du Deffand :

Je crois que ce qui fait ma mauvaise santé, c'est que mon âme a trop de mouvement pour l'étui qui la renferme.

Madame du Deffand, Lettre à Horace Walpole, 15 juillet 1770 (Lettres 1742-1780, Le Temps retrouvé, 2002, p. 362)

09 juin 2006

une gorge à serrer

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Si l‘homme était pur esprit, - il n’y aurait ni surprise, ni les importances diverses des choses, ni ces tâtonnements et ces troubles qui rendent sensibles les travaux qui font la pensée, lui donnent un corps, un temps pour être, un temps où elle n’est pas et un où elle est.
Et que serait telle pensée, si elle n’avait une gorge à serrer, des glandes à tarir, une tête à enflammer, un souffle à comprimer, des mains à agiter, des membres à paralyser ?
Ce qui fait songer au pur esprit, n’est que la multiplicité ou diversité des effets et des moments d’une idée donnée. Mais si tel ou tel effet n’est pas proprement nécessaire toutefois il en faut toujours trouver quelqu’un.


Paul Valéry (1912, Cahier IV, p. 675) (Cahiers, I, p. 1120)

07 juin 2006

là où la vie emmure

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Là où la vie emmure, l'intelligence perce une issue.
Marcel Proust, Le Temps retouvé (RTP, IV, 484)

01 juin 2006

fragilité des fragilités

Benasayag évoque également (p. 201) le célèbre début du livre biblique assez atypique et quasi oriental de L'écclésiaste (Qohélet) : traduit en général par « Vanité des vanités, tout est vanité », il pourrait également être rendu par le moins moralisateur : « Fragilité des fragilités, tout est fragilité ».
Dans la Bible de Jérusalem , une note précise en effet que « Le terme dont nous gardons la traduction traditionnelle "vanité" signifie d'abord "buée", "haleine", et fait partie du répertoire d'images (l'eau, l'ombre, la fumée, etc.) qui décrivent dans la poésie hébraïque la fragilité humaine. »


Citons pour le plaisir la suite du Prologue de L'écclésiaste :

Vanité des vanités, dit Qohélet ; vanité de vanités, tout est vanité.
Quel profit trouve l'homme à toute la peine qu'il prend sous le soleil ? Un âge va, un âge vient, mais la terre tient toujours. Le soleil se lève, le soleil se couche, il se hâte vers son lieu et c'est là qu'il se lève. Le vent part au midi, tourne au nord, il tourne, tourne et va, et sur son parcourt retourne le vent. Tous les fleuves coulent vers la mer et la mer n'est pas remplie. Vers l'endroit où coulent les fleuves, c'est par là qu'ils continueront de couler.
Toutes les paroles sont usées,
personne ne peut plus parler ;
l'œil n'est pas rassasié de ce qu'il voit
et l'oreille n'est pas saturée de ce qu'elle entend.
Ce qui fut, cela sera,
ce qui s'est fait se refera,
et il n'y a rien de nouveau sous le soleil !

[…]
Moi, Qohélet, j'ai été roi d'Israël à Jérusalem. J'ai mis tout mon cœur à rechercher et à explorer par la sagesse tout ce qui se fait sous le ciel. C'est une mauvaise besogne que Dieu a donnée aux enfants des hommes pour qu'ils s'y emploient. J'ai regardé toutes les œuvres qui se font sous le soleil : eh bien, tout est vanité et poursuite de vent !
Ce qui est courbé ne peut être redressé,
ce qui manque ne peut être compté.
Je me suis dit à moi-même : Voici que j'ai amassé et accumulé la sagesse plus que quiconque avant moi à Jérusalem, et, en moi-même, j'ai pénétré toute sorte de sagesse et de savoir. J'ai mis tout mon cœur à comprendre la sagesse et le savoir, la sottise et la folie, et j'ai compris que tout cela aussi est recherche de vent.
Beaucoup de sagesse, beaucoup de chagrin ;
plus de savoir, plus de douleur.

31 mai 2006

un rêve les yeux ouverts

Concernant les illusions de la conscience, Benasayag cite Gilles Deleuze :

Il ne suffit pas de de dire que la conscience se fait des illusions : elle est inséparable de la triple illusion qui la constitue, illusion de la finalité, illusion de la liberté, illusion théologique. La conscience est seulement un rêve les yeux ouverts.
(Spinoza et le problème de l'expression, Minuit, 1968, p. 204)

et précise :

medium_carravage narcisse.2.jpgNotre conscience, à son tour, n'étant en rien conscience d'un mode extérieur, n'est, dans le meilleur des cas, qu'un appareil d'analyse (pas très fiable) qui n'intervient qu'une fois le phénomène advenu, c'est-à-dire en retard, et comme une partie, elle aussi, du phénomène. Partie du phénomène, la conscience - on n'insistera jamais assez - a pourtant tendance à se prendre pour la totalité et joue un rôle majeur dans la fabrication de la croyance, sorte d'autopromotion, d'après laquelle elle occuperait une place « extérieure » à l'ensemble dont elle ferait, tout compte fait, (humblement) partie.
(La fragilité, p. 76-77)

29 mai 2006

corps étrangers

Benasayag opère par exemple un rapprochement intéressant entre notre conscience (illusoire) d'être un moi unitaire et le fonctionnement de nos mécanismes immunitaires.

Encore plus étonnants peuvent paraître certains mécanismes visiblement très éloignés de la conscience et de la mémoire, comme ceux relevant de l'immunologie. Comment est-il posible que nos anticorps, nos mécanismes immunitaires soient capables de reconnaître des corps étrangers à notre corps ? Quelles sont donc les bases de l'unité d'un corps , d'une colonie de cellules, ou de la colonie de fourmis dont nous parlions plus haut ? L'idée qu'il existerait, par exemple, un « soi » immunologique est au moins aussi intéressante ou mystérieuse que celle selon laquelle il y aurait une individuation psychique. [...]
Or l'unité immunologique ne relève pas d'une simple distinction entre le soi et le non-soi comme s'il s'agissait là de deux entités à tenir à l'écart. Le système immunitaire est un système éminemment dynamique, qui se maintient en permanente interaction interne, recevant sans arrêt des stimuli qui proviennent de lui-même. Ainsi, quand une molécule étrangère n'est pas reconnue comme ayant la « carte du club », elle interfère, tout simplement, dans le fonctionnement du système lymphoplasmocytaire. Ne pouvant interagir avec le système qu'elle aura pénétré, la molécule étrangère sera interprétée comme du « bruit » dans le système. [...]
Ainsi, dans l'exemple du fonctionnement du système immunitaire, il n'y a pas une réaction de feedback directe avec un corps étranger, mais un rapport au fonctionnement intérieur, au modèle autonome, lequel, une fois dérangé, essaiera de rétablir sa stabilité. Ce qui constitue l'élément central dans le mécanisme immunitaire, c'est le caractère autoréférentiel de son fonctionnement, le fait que la réaction immunitaire n'est pas le résultat d'une action que l'organisme déclenche pour se défendre d'un hôte indésirable (cela, c'est le récit en extériorité), mais la conséquence d'un automatisme du système qui cherche en permanence à garder, ou à rétablir, sa stabilité par une série de comportements simples du type essai/erreur, parmi lesquels peut ou non émerger la bonne « réponse ». [...]
Le système immunitaire se comporte donc de façon similaire à celle décrite par Varela au sujet du système nerveux central : « Il ne recueille pas mais impose une information à l'environnement. »
(La fragilité, p. 109-111)

Encore faut-il préciser que ces mécanismes immunitaires si efficaces parfois se dérèglent. Nos cellules tueuses alors se retournent contre nos propres cellules pour nous détruire, encore plus sûrement, quoique plus silencieusement, que les mécanismes (plus ou moins) conscients par lesquels nous sommes capables de nous détruire psychologiquement.

28 mai 2006

simples nuages en devenir

Miguel Benasayag a aussi publié il y a quelque temps un beau livre intitulé La fragilité (La Découverte, 2004). Il y brasse de nombreux concepts, venus de multiples diciplines, autour de celui de fragilité, et conclut ainsi :

Nous somme ce que nous n'avons pas choisi d'être, et nous sommes responsables de ce que nous n'avons aucune possibilité de choisir. [...] Nous donner, d'une façon imaginaire, une finitude, croire que nous serions responsables seulement de ce que nous avons choisi, c'est ce qui nous sépare de nous-mêmes et du paysage. Ainsi, si nous ne sommes ni auteurs ni lecteurs passifs, ni dominants ni dominés, ni forts ni faibles, c'est en tant que nous existons sous la forme de la fragilité qui s'inscrit par essence au-delà de ces dichotomies.
Quand, obsédés par nos rêves cauchemardesques de maîtrise, nous trouvons que nos vies ne sont pas assez intéressantes, et que nous voudrions casser le destin pour le rendre plus digne de nous, moins vain, quand nous nous souhaiterions taillés dans la pierre, roc du roc, ineffaçables, et non pas simples nuages en dévenir, nous devrions peut-être nous rappeler la belle intuition de Borges : « Quiza la nube sea no menos vana que el hombre que la mira en la manana » ( « le nuage n'est peut-être pas moins vain que l'homme qui le regarde au petit matin » ).
(p. 210)

25 mai 2006

homo mortalis

Sur la question du devenir de l'espèce humaine, je citerai encore ce passage du livre de Jean-Claude Carrière : imaginant une humanité future ayant conquis l'immortalité, il s'interroge sur ce que deviendront les pensées, les désirs, les oeuvres d'art des humains sans l'aiguillon de la mort :

Viendra-t-il donc, le jour des immortels ? D'abord réservé à quelques-uns, bien sûr, mais de plus en plus popularisé ? Banalisé ? Ce jour où nous dirons : c’était du temps où nous étions mortels ? […]
À coup sûr, notre verre se sentira prodigieusement transformé. Il ne se reconnaît plus : le voici incassable. Du même coup, il cesse d’être verre. Il faut trouver un autre mot. Même si cela suppose un amas de médicaments et de précautions, nous avons enfin changé d’être. Et les nouveaux individus, qui auront commencement sans fin, nous considéreront sans doute, nous les abandonnés, les disparus, avec une curiosité attendrie. Nous serons des passants dans l’album de famille, où désormais figureront des permanents. Nous serons devenus les formes d’autrefois, ceux qui étaient avant. Ils étudieront peut-être notre histoire, ils iront pique-niquer dans nos cimetières tout en parlant de nos limites, des dangers qui nous accablaient, de nos souffrances et de nos espérances. […]
Ils diront de nous : « Tout ce qu’ils faisaient, tout ce qu’ils pensaient, était forcément marqué du sceau de la mort. »
Comment nous appelleront-ils ?
Homo humanus ? Homo mortalis ?
Qu’auront-ils, que nous n’avons pas ? Et qu’avons-nous, qu’ils n’auront plus ?
S’ils s’intéressent encore à leur passé
[…] il leur faudra revoir toute l’histoire de notre expression, de nos romans, de nos poèmes, de nos films. Ayant perdu le pivot de la mort, cette présence jusqu’alors souveraine, que leur restera-t-il de nos œuvres ? Ils se poseront la question, en essayant de nous comprendre. En essayant de retrouver ce sentiment perdu, si obsédant, de notre fin.
(Fragilité, p. 154-155)

24 mai 2006

une essence d'acier

Jean-Claude Carrière évoque aussi Metropolis, le film de Fritz Lang :

L’héroïne du film, jouée par Birgit Helm, tombe entre les mains d’un savant qui donne son apparence à un robot métallique, par une sorte de transmission de substance.
Ce personnage maléfique, à la fin du film, est brûlé par les esclaves révoltés, montrant par là qu’ils sont devenus des prolétaires. Au fur et à mesure que le feu l’attaque, la chair de la femme disparaît et la carcasse de métal luisant apparaît. Cette image est presque le contraire de la notre. Nous voulons donner à tout prix une apparence de solidité et notre intimité est friable. Le robot de
Metropolis a toute l’apparence d’une femme et son intérieur est indestructible, ou presque. (Fragilité, p. 58)

Sans doute est-ce une des choses qui nous séduisent quand nous imaginons des robots et autres androïdes : leur indestructible essence d'acier.

23 mai 2006

ce morceau de verre qui hurle

Jean-Claude Carrière montre bien comment l'homme, pour nier et oublier lui-même sa fragilité, fait la guerre, caparaçonné sous des armures, cherche à imposer sa religion à grand renfort de croisades et d'attentats, recherche le pouvoir, caché sous le masque de la force :

Ainsi, chez les puissants, la fragilité me saute aux yeux. Je ne peux pas regarder et écouter un discours éructant de Hitler, ses petits poings serrés par la haine, sans l’imaginer, quelques années plus tard, vaincu dans son bunker berlinois, tendant d’une main tremblante un revolver chargé vers sa bouche. Avec l’aide de l’histoire, je vois sur l’estrade de Nuremberg cette silhouette pitoyable, ce morceau de verre qui hurle, et je ne vois même que ça. (Fragilité, p. 79)

Ce passage entre en résonnance avec une sculpture de Maurizio Cattelan, que je n'ai malheureusement vue que dans un reportage sur l'ouverture au public de l'exposition d'une partie de la collection Pinault au palazzo Grassi :
Him (2001) (ci-dessus) est une cire qui représente d'abord, pour le visiteur qui l'aborde de dos, un premier communiant agenouillé, malingre et pitoyable. Mais en le contournant le visiteur s'aperçoit qu'il s'agit d'Adolf Hitler, sur le visage de qui se lit la peur.
Cattelan est aussi l'auteur de La nona ora (1999) (ci-contre) qui montre Jean-Paul II terrassé par une météorite au milieu des éclats de verre.

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