04 août 2006

puzzle divin

Bernard Debré éclaire également son propos en mettant en parallèle la science et les mythes, dont on s'aperçoit que - dans toutes les religions - ils fonctionnent fort bien comme métaphores - et comme récits fondateurs - du clonage reproductif.

Inséparables des récits retraçant la création du monde - de la cosmogonie égyptienne à la Genèse biblique en passant par la théogonie grecque fixée par Hésiode -, la conception de l'enfant puis sa naissance sont, dans toutes les religions, des moments d'une incroyable puissance émotionnelle doublée d'une étrange prescience : celle de la découverte fondamentale du xxe siècle de la génétique moderne, formidable instrument de déchiffreraient du puzzle divin, décomposé naguère en autant d'épopées mystérieuses qu'il existait de traditions, et recomposé soudain sous la forme d'un alphabet permettant de comprendre chaque mot du poème, qu'il s'agisse du règne humain, animal ou végétal !
medium_piero_annonciation.jpegCette prescience, c'est celle qui, dans la plupart les textes sacrés, assigne à certaines fécondations mythiques des voies qui n'ont rien à envier à nos modernes « manipulations génétiques » à base de conceptions extra-utérines et de clonage reproductif !
Sans parler du dogme chrétien de l'Immaculée Conception, Bouddha n'a-t-il pas été engendré par une femme que transperça, en rêve, une défense d'éléphant ? Abraham n'est-il pas devenu père à quatre-vingt-dix-neuf ans ? Dix mille ans avant l'invention de l'insémination
post mortem, la mythologie égyptienne n'admet-elle pas la fécondation d'Isis par un Osiris mort, coupé en quatre morceaux ? Et que dire de la conception d'Aphrodite, née de la mer dans laquelle étaient tombées quelques gouttes du sang d'Ouranos fils de la Terre mutilé par son fils Cronos ? Ou d'Athéna, née toute armée du crâne de Zeus qui, instruit des mésaventures d'Ouranos, voulait échapper au parricide en devenant, à la fois, le père et la mère de son enfant? Et voici, inscrit dans la plus ancienne mémoire de l'humanité, le rêve de l'autoreproduction....
Dans la mythologie grecque - mais aussi dans la tradition mongole, qui fait de Gengis Khan le descendant d'une biche et d'un loup gris - dieux ou demi-dieux naissent aussi d'accouplements bizarres entre hommes et bêtes (le Minotaure, bien sûr, fils monstrueux de la reine Pasiphaé et d'un taureau, mais aussi Échidna, moitié femme moitié serpent qui, en s'unissant à Typhon, donna naissance à tant d'autres monstres, comme Cerbère, l'hydre de Lerne, ou le lion de Némée). On aurait tort, cependant, d'oublier l'Ancien Testament et spécialement la Genèse, qui fait allusion, juste avant le Déluge, à un monde peuplé de créatures monstrueuses (géants, êtres hybrides de toutes sortes, comme le Léviathan du Livre de Job) suggérant un immense désordre (Tohu Bohu) d'où serait née la colère de Dieu et sa décision de ne préserver, à bord de l'arche de Noé, que les espèces qu'il avait choisies, les autres se trouvant impitoyablement exterminées (
Genèse, VI, 7).
[...]
medium_botticelli_naissance_venus.jpegOn oublie en effet que, dans la mythologie grecque, le monde lui-même procède d'un seul être primordial, et non de deux : Chaos, qui donnera naissance à Gaia (la terre) puis à Éros (l'amour).
Ce triptyque fondamental étant constitué, voici venir encore quatre naissances sans fécondation, autant dire des clones de leurs géniteurs : Erebe (l'obscurité) et Nyx (la nuit) issues de Chaos ; mais aussi Ouranos (le ciel) et Pontos (l'eau) nés de Gaia.
C'est seulement alors que commence l'ère de la fécondation classique, opérée par la rencontre fusionnelle du masculin et du féminin - en l'espèce Gala et Ouranos, qui, bien qu'étant mère et fils, donneront ensemble naissance aux Titans, aux Cyclopes et aux Hécatonchires (les monstres aux cent bras) -, sans que prennent fin pour autant les générations spontanées !
Parmi les fécondations « classiques », citons Océan et Téthys donnant naissance aux Fleuves et aux Océanides ; Cronos et Rhéa faisant naître Déméter, Hestia, Héra, Hadès, Poséidon et Zeus ; ou encore Hypérion et Théia engendrant Séléné (la Lune), Hélios (le Soleil), et Éos (l'Aurore)...
Mais que de « clonages » encore, même après l'union originelle d'Ouranos et de Gala ! Non seulement, nous l'avons dit, Ouranos engendrera seul Aphrodite, et Zeus, Athéna, mais Gala se passera de partenaire pour donner naissance aux Géants et aux Érinyes (les déesses de la vengeance qui, dans le monde romain, deviendront les Furies), non sans s'être unie avec son fils Portos pour créer Thaunias, Phorcys, Céto, Eurybia et Nérée...
Dans les grands textes grecs, la confusion du même et de l'autre est partout : quand elle n'est pas le fruit d'une naissance autogène, elle est l'oeuvre des dieux, qui se plaisent à créer l'illusion pour piéger les hommes. Sans parler de Narcisse, amoureux de son reflet, le théâtre grec nous offre un bel exemple de cette omniprésence du clone dans l'imaginaire antique : la guerre de Troie, selon Euripide, n'aurait été provoquée que par une fausse Hélène, inventée par Héra pour piéger Pâris !
Dans la pièce du même nom, Hélène peut ainsi plaider non coupable : car ce n'est pas elle qui se serait laissé séduire et enlever par Pâris mais son clone (eidôlon, idole), façonné à son image pour prendre les hommes au piège de leur vanité !
En fait, plaide Euripide, Hermès a transporté la véritable Hélène en Égypte, à la cour de Protée, où elle aurait passé les dix années de la guerre, en attendant le retour de Ménélas, son mari bien-aimé !
Et que dire de la religion égyptienne et de ses « statues vivantes » capables de s'animer selon les rites magiques qu'on leur applique ! Comme l'écrit la philosophe Isabelle Rieusset-Lemarié, auteur d'un essai passionnant sur le clonage , nous sommes ici « au coeur de l'idéologie de clonage qui prétend qu'il suffit de reproduire un organisme vivant à l'identique pour lui conférer l'immortalité ».
Plus tard, c'est la littérature romaine, parcourue de fantômes, d'ombres ou de sosies, utilisés bien souvent dans l'unique objectif de tromper (qu'on songe seulement aux Métamorphoses d'Ovide !), qui va inscrire l'imaginaire du clone au plus profond de notre culture, relayée par la religion chrétienne. La Genèse, après tout, ne contient-elle pas le récit d'une duplication : Ève étant née de la côte d'Adam, la création d'un clone à partir d'une cellule somatique n'est pas loin ! Les Raëliens s'en souviendront quand ils prétendront avoir fait naître leur premier clone humain, baptisé du nom de la première femme...


Bernard Debré, La revanche du serpent ou la fin de l'homo sapiens (Le Cherche midi, 2006, p. 28-30 et p. 146-149)

03 août 2006

otages des mots

Debré resitue par exemple le débat sur l'eugénisme à sa juste place, et montre que les interventions eugénistes n'ont pas attendu le déchiffrage du génome humain :

medium_adn4.jpgSerons-nous toujours otages des mots ? La nature n'est-elle pas suffisamment complexe ni sa connaissance assez ardue pour que nous persistions à interpréter le présent et imaginer l'avenir, à l'aide de catégories empruntées au passé ?
Avec les progrès fulgurants de la génétique, ce ne sont plus seulement la médecine et la science qui changent de dimension, mais bien l'homme lui-même et, du même mouvement, le vivant tout entier. Les manipulations chromosomiques, les transferts de gènes d'une espèce à une autre, les chimères qui commencent à peupler le monde révèlent que si nous sommes tous différents, nous sommes aussi construits avec les mêmes « briques ».
Et pourtant, tout se passe comme si nous refusions, inconsciemment peut-être, de prendre acte de ce changement de dimension. Nous employons les mêmes mots qu'au début du siècle dernier, quand l'homme paraissait encore un empire dans un empire, planté au coeur de l'univers et inamendable par décision des autorités en place.
À peine la science ouvre-t-elle, depuis quelques années, la possibilité naguère insoupçonnée d'intervenir sur le foetus pour corriger d'éventuelles maladies génétiques, déclarées ou à venir, à peine sommes-nous en mesure, grâce au tri d'embryons, d'éviter - et tel est bien le mot qui compte, nous y reviendrons - la naissance d'enfants promis à des pathologies lourdes, voire condamnés à mort, à la seule évocation de ces progrès, susceptibles de sauver des milliers d'êtres, on nous oppose
ex cathedra la formule qui tue : « Halte à l'eugénisme ! »
Il est donc temps, une fois pour toutes, d'en finir avec cette fausse querelle pour marquer d'emblée et, j'ose dire, solennellement, la frontière entre l'acceptable et l'inacceptable, entre ce que certains ont baptisé l'eugénisme négatif (ou eugénisme de mort) et l'eugénisme positif (ou eugénisme de vie), opposition à laquelle je préférerais celle, plus conforme à la réalité, d'eugénisme totalitaire et d'eugénisme de liberté, tant il est vrai, nous allons le voir, qu'il a pu aussi exister un eugénisme de vie à tendance totalitaire (par exemple, le parti pris traditionnel des Chinois et des Indiens en faveur des enfants mâles) et un eugénisme de mort à vocation démocratique (celui de la Cité grecque antique vanté par Platon qui préconise l'élimination des « bouches inutiles » !)
Définir d'entrée de jeu cet eugénisme totalitaire est d'autant plus utile que cela nous permet d'illustrer, du même mouvement, ce dont nous ne voulons à aucun prix. Un système dans lequel les aspirations individuelles ne compteraient pour rien face à la norme collective, norme imposée aussi bien par une idéologie scientifique dominante que par un État dictatorial, voire par l'évocation mécanique des comptes de la Sécurité sociale...
Eugénisme scientifique, eugénisme dictatorial, eugénisme sociétal : voici bien la triple source du totalitarisme de la naissance que nous avons vu se mettre en place au fil des deux derniers siècles, chacune de ses manifestations n'étant pas, mal-heureusement, exclusive des deux autres.


Bernard Debré, La revanche du serpent ou la fin de l'homo sapiens (Le Cherche midi, 2006, p. 59-61)

02 août 2006

la revanche du serpent

medium_debre.jpgConcernant cette peur irrationnelle devant les avancées scientifiques, soigneusement alimentée par nombre d'intellectuels et de politiques, Bernard Debré (dont les options politiques me séduisent moins, je le précise) publie un essai court mais tonique : La revanche du serpent ou la fin de l'homo sapiens (Le Cherche midi, 2006).

Les progrès actuels de la génétique ne peuvent que susciter des interrogations, de par leur ambivalence : ils sont porteurs à la fois de la promesse de l'amélioration de la condition humaine et d'effrayantes possibilités d'asservissement de l'homme par l'homme.

La vie serait-elle la vie sans ses paradoxes ? Ceux qui nous assaillent en ce début du XXIe siècle sont au moins la preuve que l'humanité, contrairement à ce qu'en pensent les pessimistes, n'est pas en voie d'extinction : jamais, de la naissance jusqu'à la mort, l'homme n'aura été, davantage qu'aujourd'hui, confronté au signe de contradiction ! Une contradiction à l'image du double mouvement caractérisant les progrès de la connaissance, et qui brusquement, fait voler en éclats la plupart de nos certitudes, dans l'ordre de l'infiniment grand comme dans celui de l'infiniment petit... (p. 7)

Comment ne pas comprendre, dès lors, l'immense désarroi qui s'empare de nos sociétés, face à cette transgression absolue ? Plus encore que la maîtrise de l'atome qui a offert à l'homme l'occasion d'accélérer comme jamais son développement matériel en même temps que le pouvoir absolu de s'autodétruire, celle, programmée, du génome, débouche paradoxalement sur un nouveau mystère. Qu'allons-nous faire de nous-mêmes ? Comment allons-nous utiliser, en conscience, ce que nous savons ? À quelles fins devons-nous et pouvons-nous enrôler la science qui n'est jamais qu'un moyen ? (p. 10)

L'Histoire, écrit-il « démontre que le savoir, jamais, ne s'est effacé bien longtemps devant le pouvoir » (p. 76). Se réfugier dans un intégrisme d'interdits est vain, car « le monde ne s'arrêtera pas à cause de l'angoisse ou du refus de le regarder en face... » (p. 58). Au moyen âge, l'église a tenté en vain d'interdire aux médecins de rechercher les causes des maladies en pratiquant la dissection, qui contrevenait au dogme de la résurrection des corps ; au début du XXIe siècle, criminaliser par exemple les recherches sur le clonage thérapeutique est tout aussi vain, et criminel.

01 août 2006

un effet mortel

medium_magritte_duree_poignardee.jpgLes progrès scientifiques et techniques ont toujours fait peur :

N'avons-nous pas des moyens bien plus sûrs et naturels de nous déplacer ? [...] La translation trop rapide d'un climat à un autre produira sur les voies respiratoires un effet mortel. Le mouvement de trépidation suscitera des maladies nerveuses, tandis que la rapide succession des images entraînera des inflammations de la rétine. La poussière et la fumée occasionneront des bronchites. Enfin, l'anxiété des périls, constamment courus, tiendra les voyageurs dans une perpétuelle alerte et sera le prodrome d'affections cérébrales. Pour une femme enceinte, tout voyage en chemin de fer entraînera une fausse couche.

écrivaient solennellement au roi Louis-Philippe, à l'annonce de l'ouverture des premières lignes de chemin de fer, en 1835, les membres de l'Académie de médecine de Lyon.

31 juillet 2006

la vie est subtile

Pour en terminer - temporairement - avec Roland Barthes, un extrait de sa Leçon inaugurale au Collège de France (1977) qui concerne les rapports entre science et littérature, l'un des propos de ce blog :

medium_bataille_argonne1.jpgLa littérature prend en charge beaucoup de savoirs. […] Cependant, en cela véritablement encyclopédique, la littérature fait tourner les savoirs, elle n'en fixe, elle n'en fétichise aucun ; elle leur donne une place indirecte, et cet indirect est précieux. D'une part, il permet de désigner des savoirs possibles - insoupçonnés, inaccomplis : la littérature travaille dans les interstices de la science : elle est toujours en retard ou en avance sur elle, semblable à la pierre de Bologne, qui irradie la nuit ce qu'elle a emmagasiné pendant la journée, et par cette lueur indirecte illumine le jour nouveau qui vient. La science est grossière, la vie est subtile, et c'est pour corriger cette distance que la littérature nous importe. D'autre part, le savoir qu'elle mobilise n'est jamais entier ni dernier ; la littérature ne dit pas qu'elle sait quelque chose, mais qu'elle sait de quelque chose ; ou mieux : qu'elle en sait quelque chose - qu'elle en sait long sur les hommes. Ce qu'elle connaît des hommes, c'est ce qu'on pourrait appeler le grand gâchis du langage, qu'ils travaillent et qui les travaille, soit qu'elle reproduise la diversité des sociolectes, soit qu'à partir de cette diversité, dont elle ressent le déchirement, elle imagine et cherche à élaborer un langage-limite qui en serait le degré-zéro. Parce qu'elle met en scène le langage, au lieu, simplement, de l'utiliser, elle égrène le savoir dans le rouage de la réflexivité infinie ; à travers l'écriture, le savoir réfléchit sans cesse sur le savoir, selon un discours qui n'est plus épistémologique, mais dramatique.

Roland Barthes, Leçon, Seuil, 1978 (OEuvres complètes, Seuil, 2005, V, p. 433-434)

13 juillet 2006

monstrueux géants

medium_a_la_recherche.2.jpgProust vole d'étoiles en étoiles, et les astrophysiciens, pour décrire le ciel, lui volent son titre : belle consécration...

Difficile dès lors de ne pas citer - pour clore cette série - la dernière phrase de la Recherche :

Aussi, si elle [la force] m’était laissée assez longtemps pour accomplir mon œuvre, ne manquerais-je pas d’abord d’y décrire les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant une place si considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place au contraire prolongée sans mesure puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années à des époques, vécues par eux si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer — dans le Temps.

Marcel Proust, Le Temps retrouvé (À la recherche du temps perdu, Pléiade, IV, p. 762)

15 juin 2006

renouer avec le temps perdu

medium_autruche.jpgDans le numéro de la revue Critique, Mutants, Catherine Malabou, dont j'ai eu déjà l'occasion de parler, propose un article intitulé « Les régénérés : cellules souches, thérapie génique, clonage ».
Commentant Le Secret de la salamandre. La médecine en quête d'immortalité d'Axel Kahn et Fabrice Papillon (2005), la philosophe retrouve en biologie le concept de « plasticité » dont elle souvent exploré les méandres. La biologie fait en effet aujourd'hui la « démonstration d'une plasticité du vivant absolument insoupçonnée » :
« Ainsi le concept de 'plasticité' biologique est-il en charge aujourd'hui de désigner la réversibilité de l'empreinte. Non pas son effacement, mais sa transformation. [...] Toutes ces possibilités sont au départ celles du vivant lui-même, de sa mémoire, et non le résultat d'une violence technique. »

Et Catherine Malabou de s'interroger sur un étrange paradoxe : lorsque la médecine promet à d'être prochaînement en mesure de le guérir de maladies infâmes, de vieillir moins vite, de voir sa vie prolongée, l'homme s'en effraie et beaucoup refusent ces cadeaux.
La raison de cette peur irrationnelle est la « difficulté à opérer une certaine mutation du regard », la « réticence à admettre que le progrès scientifique exige, paradoxalement, un regard en arrière, un retour, une visée retrospective », à accepter la « fin d'un certain dogme de l'irréversibilité » .
Il s'agit en fait pour l'humanité d'accepter de briser ce tabou de l'irréversibilité que la nécessité lui a imposé et dont elle a fait un dogme : « Ce n'est donc pas, encore une fois, et comme on le croit trop souvent, la légitimité éthique du clonage qui pose problème mais le fait que celui-ci renoue avec le temps perdu. »

13 juin 2006

mutants

La revue Critique consacre son dernier numéro (709-710, juin-juillet 2006) aux Mutants.

medium_critique_mutants.jpgExcellente idée pour cette revue historique de s'intéresser à ce thème à travers diverses approches scientifiques, philosophiques et artistiques. La science-fiction est aussi présente, avec notamment un article de Sylvie Allouche, intitulé « Variations sur l'être humain », sur l'excellent écrivain australien Greg Egan.

Sylvie Allouche montre bien ce qui fait aujourd'hui l'intérêt de ce thème, qui n'est pas une simple variation actuelle du thème du monstre. Pour la première fois, l'homme a la possibilité de faire évoluer l'espèce humaine. L'anthropotechnie est d'ores et déjà une réalité, comme l'a écrit Sloterdijk. La figure du mutant permet dans ce cadre de s'interroger sur ce qu'est l'humain :

« La question devient en fait celle d'une définition de l'humanité qui ne se satisferait pas d'emblée de celle fournie par la biologie mais qui se fonderait sur un autre critère : celui d'une clarification de ce qui en l'humanité est " précieux ", de ce qui en l'humanité mérite d'être conservé à tout prix, de ce qui en elle ne peut être altéré sans que le sens même de l'altération soit perdu. » (p. 600)

27 mai 2006

fiabilité paradoxale

Von Neumann inscrit le paradoxe dans la différence entre la machine vivante (auto-organisatrice) et la machine artefact (simplement organisée). En effet, la machine artefact est constituée d’éléments extrêmement fiables (un moteur d’auto, par exemple, est constitué de pièces vérifiées, et constituées de la matière la plus durable et la plus résistante possible en fonction du travail qu’elles ont à fournir). Toutefois, la machine, dans son ensemble, est beaucoup moins fiable que chacun de ses éléments pris isolément. En effet, il suffit d’une altération dans l’un de ses constituants pour que l’ensemble se bloque, entre en panne, et ne puisse se réparer que par intervention extérieure (la garagiste).

Par contre, il en va tout autrement de la machine vivante (auto-organisée). Ses composants sont très peu fiables ; ce sont des molécules, qui se dégradent très rapidement, et tous les organes sont évidemment constitués de ces molécules ; du reste, on voit que dans un organisme, les molécules, comme les cellules, meurent et se renouvellent, à ce point qu’un organisme reste identique à lui-même bien que tous ses constituants se soient renouvelés. Il y a donc, à l’opposé de la machine artificielle, grande fiabilité de l’ensemble et faible fiabilité des constituants.

Cela ne montre pas seulement la différence de nature, de logique entre les systèmes auto-organisés et les autres,
cela montre aussi qu’il y a un lien consubstantiel entre désorganistion et organisation complexe, puisque le phénomène de désorganisation (entropie) poursuit son cours dans le vivant, plus rapidement encore que dans la machine artificielle ; mais, de façon inséparable, il y a le phénomène de réorganisation (néguentropie). Là est le lien fondamental entre entropie et néguentropie, qui n’a rien d’une opposition manichéenne entre deux entités contraires ; autrement dit, le lien entre vie et mort est beaucoup plus étroit, profond, qu’on n’a jamais pu métaphysiquement l’imaginer.

Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe (1990) (Points Seuil, 2005), p. 43-44

21 avril 2006

le sentiment même de soi

Pour Damasio, ce titre l'affirme, la conscience est un sentiment. Un sentiment (en simplifiant énormément, car il existe des sentiments inconscients) est ce qui naît lorsqu'une émotion devient consciente ; la conscience naît lorsque le fait de ressentir devient lui même conscient. La conscience est par conséquent un sentiment de sentiment, « le sentiment de savoir que nous éprouvons des sentiments » (p. 282).
Cela conduit Damasio à s'interroger sur la possibilité de créer une intelligence artificielle :

[…] l’idée que la conscience humaine repose sur des sentiments nous permet d’aborder le problème de la création d’artefacts conscients. Est-il en effet possible, avec l’aide d’une technologie de pointe et des connaissances neurobiologiques, de fabriquer une machine dotée de conscience ? Ma réponse comportera deux volets, l’un positif, l’autre négatif, ce qui n’est guère surprenant si on considère la nature de la question. Non, il est peu probable que nous puissions jamais fabriquer une machine dotée de quoi que ce soit qui ressemble à la conscience humaine, telle que nous la concevons, c’est-à-dire comme un for intérieur. Oui, nous sommes en mesure de fabriquer des machines dotées des mécanismes formels de la conscience ici exposés, et on pourrait effectivement dire que ces machines possèdent une forme de conscience.
Les comportements de ces machines, tels qu’ils se présentent à un observateur extérieur, reproduiront à l’identique des comportements conscients. Ils pourront correspondre à une version consciente du test de Turing.
[…] Supposons […] que les états internes de la machine reproduisent certains des schémas neuronaux et mentaux qui me semblent être au fondement de la conscience. Il y aurait alors moyen de susciter un savoir de second ordre. Toutefois, ce dernier ne pourrait, en l’absence du vocabulaire non verbal du sentiment, être exprimé de la même manière que chez les êtres humains (et sans doute chez un grand nombre d’autres espèces vivantes). L’obstacle principal est en effet le sentir : la conscience humaine pourrait bien exiger la présence de sentiments. On peut reproduire l’apparence de l’émotion, mais pas dupliquer en silicone le sentir d’un sentiment. On ne peut reproduire les sentiments sans reproduire la chair même, sans reproduire l’action du cerveau sur cette chair, ou la façon dont le cerveau ressent la chair une fois qu’il a agit sur elle.
Antonio R. Damasio, Le Sentiment même de soi, p. 310-311

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