02 juin 2006

littérature fantastique

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Citer la Bible me remet en mémoire cette citation de Jorge Luis Borges :

Je crois en la théologie comme littérature fantastique. C’est la perfection du genre.
(Conversations à Buenos Aires, avec Ernesto Sabato)

Borges qui a aussi écrit :

Il s'était déjà entraîné à simuler qu'il était quelqu'un, afin qu'on ne découvrît pas sa condition d'être personne.
(L'auteur et autres textes)

26 avril 2006

au doigt et à l'œil

Alternant les projets de nouvelles et les anecdotes malicieuses (« [je m]’égare un peu en facéties» dit-il) avec des développements plus philosophiques (il cite notament Spinoza), Philip K. Dick tente dans la suite de sa conférence de définir ce qui fait de certains hommes des machines et ce qui permet d'échapper à ce sort.
Même s'il témoignent d'une foi que, rétrospectivement, on ne peut aujourd'hui que trouver beaucoup trop optimiste dans le pouvoir subversif des adolescents des années 70, les conseils du romancier sont clairs : le propre de la machine est d'être fiable et prévisible ; pour être humain, efforçons nous de pas l'être. Pour cela il faut privilégier la ruse, le détours, le détournement, la fuite ; il est urgent de désobéir, tricher, mentir, s’esquiver, faire semblant, être ailleurs.

Devenir ce que, faute d’un terme plus convenable, j’ai appelé un androïde, veut dire, comme je l’ai indiqué, se laisser transformer en instrument, se laisser écraser, manipuler, devenir un instrument à son insu ou sans son consentement - c’est du pareil au même. Mais on ne peut pas transformer un humain en androïde si cet humain a tendance à enfreindre la loi dès qu’il en a l’occasion. L’androïsation exige l’obéissance. Et, par-dessus tout, la prévisibilité. C’est justement lorsque la réaction d’une personne donnée à une situation donnée peut être prévue avec une précision scientifique que l’on ouvre grand les portes au cheval de Troie : à la production possible d’une forme de vie androïde à grande échelle. Car à quoi servirait une lampe de poche si, lorsqu’on appuie sur le bouton, l’ampoule ne s’allumait qu’une fois de temps en temps ? Toute machine doit marcher sans coup férir pour être fiable. L’androïde, comme toute autre machine, doit marcher au doigt et à l’œil. (p. 38)

Sur Philip K. Dick, on peut consulter le site officiel, en anglais, et, en français, une page du site noosphère, le ParaDick.

25 avril 2006

inverser l'analogie

Dans sa conférence « Androïde contre humain » (« Androïd and human », Vancouver, 1972), Philip K. Dick, immense écrivain de science-fiction, invite très judicieusement, sur cette question de l'homme-macine, à « inverser l’analogie » : plutôt que de se demander si un jour la vie artificielle va devenir humaine, pourquoi ne pas nous demander si l'humain n'est pas en train de devenir machine.

Et puis - même si une telle idée n’est guère agréable - tandis que le monde externe devient de plus en plus animé, il se peut que nous - les soi-disant humains - devenions, et, d’une certaine manière, ayons toujours été, inanimés au sens où nous sommes dirigés par des tropismes inhérents, plutôt que dirigeants nous-mêmes. Auquel cas nous et nos ordinateurs toujours plus perfectionnés pourrions fort bien nous rencontrer à mi-chemin.

et d'évoquer les créatures que sont devenus aujourd'hui nombre de pseudo-humains qui ne sont plus que

des instruments, des moyens plutôt que des fins, et donc, à mon sens, réduits à être semblables à des machines dans le mauvais sens du terme […]. Il s’agit ici d’humains réduits à une pure utilité - de femmes et d’hommes transformés en machines et servant un objectif qui, aussi « bon » soit-il en principe, exige l’emploi, pour son accomplissement, de ce que je considère comme le plus grand mal imaginable : l’imposition sur ce qui était un homme libre, qui riait et pleurait et faisait des erreurs et divaguait sottement ou à loisir, d’une restriction qui le contraint, malgré ce qu’il imagine ou ce qu’il en pense, à atteindre un but situé en dehors de sa propre destinée - aussi minuscule soit-elle.

Philip K. Dick, Si ce monde vous déplaît… et autres écrits, L’Éclat, 1998, p. 28 et 29

03 avril 2006

lituraterre

(ce jeu de mot là est dans Littérature, 3, octobre 1971)

Ça n’est pas pour me vanter mais j’ai un lecteur lacanien ! Je le remercie pour sa réaction rapide. Grâce à lui je peux préciser que la citation de Lacan est extraite de « Freud per sempre », un entretien de Jacques Lacan avec Emilia Granzotto pour le journal Panorama (Rome, 21 novembre 1974), et la citer plus largement, ce qui permet de s’apercevoir que le but de Lacan n’est nullement de faire l’éloge de la science-fiction, mais bien de dire du mal, de manière assez drôle, il faut l'avouer, de ses collègues scientifiques et leurs prétendus progrès :
Question. – Quel rapport y a-t-il aujourd’hui entre la science et la psychanalyse ?
Lacan – Pour moi l’unique science vraie, sérieuse, à suivre, c’est la science fiction. L’autre, celle qui est officielle, qui a ses autels dans les laboratoires avance à tâtons sans but et elle commence même à avoir peur de son ombre.
Il semble que soit arrivé aussi pour les scientifiques le moment de l’angoisse. Dans leurs laboratoires aseptisés, revêtus de leurs blouses amidonnées, ces vieux enfants qui jouent avec des choses inconnues, manipulant des appareils toujours plus compliqués, et inventant des formules toujours plus abstruses, commencent à se demander ce qui pourra survenir demain et ce que finiront par apporter ces recherches toujours nouvelles. Enfin, dirai-je, et si c’était trop tard ? On les appelle biologistes, physiciens, chimistes, pour moi ce sont des fous.
Seulement maintenant, alors qu’ils sont déjà en train de détruire l’univers, leur vient à l’esprit de se demander si par hasard ça ne pourrait pas être dangereux. Et si tout sautait ? Si les bactéries aussi amoureusement élevées dans les blancs laboratoires se transmutaient en ennemis mortels ? Si le monde était balayé par une horde de ces bactéries avec toute la chose merdeuse qui l’habite, à commencer par les scientifiques des laboratoires ?
Aux trois positions impossibles de Freud, gouverner, éduquer, psychanalyser, j’en ajouterais une quatrième : la science. À ceci près que eux, les scientifiques, ne savent pas qu’ils sont dans une position insoutenable.

Q. – C’est une vision assez pessimiste de ce qui communément se définit comme le progrès.
L. – Pas du tout, je ne suis pas pessimiste. Il n’arrivera rien. Pour la simple raison que l’homme est un bon à rien, même pas capable de se détruire. Une calamité totale promue par l’homme, personnellement je trouverais ça merveilleux. La preuve qu’il aurait finalement réussi à fabriquer quelque chose avec ses mains, avec sa tête, sans intervention divine ou naturelle ou autre.
Toutes ces belles bactéries bien nourries se baladant dans le monde, comme les sauterelles bibliques, signifieraient le triomphe de l’homme. Mais ça n’arrivera pas. La science a sa bonne crise de responsabilité. Tout rentrera dans l’ordre des choses, comme on dit. Je l’ai dit, le réel aura le dessus comme toujours, et nous serons foutus comme toujours.


On peut lire le reste de l’entretien sur le site de l’École Lacanienne de Psychanalyse, qui propose, dans la rubrique « Pas-tout Lacan » de lire en ligne ou de télécharger de nombreux inédits de Jacques Lacan. J’en profite pour signaler qu'on peut aussi lire en ligne la transcription des Séminaires, sur le site Gaogoa, et Les Mathèmes de Lacan par Jacques Sibony, sur le site Lutecium.

02 avril 2006

science sérieuse

Pour moi, la seule science vraie, sérieuse, à suivre, c'est la Science-Fiction. L'autre, l'officielle, qui a ses autels dans les laboratoires, avance à tâtons, sans juste milieu. Et elle commence même à avoir peur de son ombre.
Jacques Lacan

J’ai trouvé cette citation, que j’aime bien, dans la dossier du Magazine littéraire sur la Psychanalyse (428, février 2004). Si quelque lacanien passe par ici et peut me confirmer qu’elle est bien de Lacan et m'indiquer où on peut la lire dans son contexte, je l’en remercie par avance. Peu nombreux sont (encore ?) à ce jour les visiteurs de ce blog et que parmi eux se trouvent des lacaniens me paraît improbable … mais ayant lu (dans un blog !) que la plupart des blogs créés après 2005 ne seront jamais lus, je remercie aussi les visiteurs non lacaniens d'être passés.

19 mars 2006

totalement inhumaine

Jean-Michel Truong - psychologue et philosophe de formation, fondateur de Cognitech, première société européenne spécialisée en intelligence artificielle - a rencontré en 1999 un grand succès avec Le Successeur de Pierre (Denoël), un roman de science-fiction très stimulant dans lequel il mettait en récit des réflexions sur les mutations que vont entraîner l'intelligence artificielle. À la lumière notamment des théories mémétique et des thèses du philosophe allemand Peter Sloterdijk (sur lesquelles je reviendrai), l’avenir de l’humanité y est présenté de manière très sombre, sans doute car dans la fiction comme dans les essais, la peur fait vendre.
Le roman est prolongé par un essai, Totalement inhumaine (Les Empêcheurs de penser en rond, 2001), dans lequel Truong explicite et éclaire de citations ses intuitions romanesques. Il écrit ainsi :
J’appelle Successeur cette forme de vie nouvelle susceptible de prendre la suite de l’homme comme habitacle de la conscience. […] Le Successeur est l’espèce émergeant sous nos yeux de ce substrat artificiel – fait de mémoires et de processeurs toujours plus nombreux et en voie d’interconnexion massive – qu’on appelle le « Net ». (49-50)
Comme toute espèce bien née, le Successeur se comporte de manière à « persister dans son être », ce qui en patois biologique - forcément plus rustique - se traduit par « répliquer ses gènes » (50-51) ; [sa forme de reproduction est la] copie du contenu d’une mémoire dans une autre (52)
Notre conscience n’est pas un organe qu’il serait loisible de transplanter ici ou là, c’est la résultante d’un processus évolutif. Ce que nous léguons au Successeur, ce n’est pas la conscience et moins encore notre conscience, mais les conditions d’émergence d’une conscience. […] Le Successeur n’use de la représentation symbolique et de la logique mathématique que parce qu’il est provisoirement tenu d’interagir avec nous : comme d’une langue étrangère. C’est une concession qu’il nous fait, le temps de nous apprivoiser. Son idiome, nous ne le connaissons pas. Peut-être même un jour, dispensé qu’il sera de parler à quiconque, lui sera-t-il possible d’économiser ce détour dispendieux par le langage et la logique qui plomba tant l’intelligence humaine, pour enfin appréhender le monde de manière immédiate, et ainsi accéder – ô ironie! – à cette pensée vraie dont Heidegger disait qu’elle est l’apanage du poète. (207-208)

02 mars 2006

magasin des armes, cycles et narrations obliques

diminutif Macno ... qu'est ce que c'est ?
Il s'agit d'une collection des éditions Baleine imaginée par Jean-Bernard Pouy et Philippe Ayerdhal comme le prolongement dans une thématique de science-fiction de la philosophie libertaire du Poulpe. Elle semble malheureusement avoir eu moins de succès que la série du Poulpe puisqu'elle s'est arrêtée après 15 volumes.

Le premier volume, Consciences virtuelles est publié en 1998 par Ayerdhal, et sa 4eme de couverture annonce clairement le propos :
Transcam, ville orbitale, est le centre planétaire de la communication numérique. Sous mandat théorique de l'ONU et dirigée par l'un de ses fonctionnaires, Caine Pauland, cette ville est en fait gérée par le M.A.C. - consortium regroupant les plus puissantes entreprises mondiales - qui l'a conçue et financée. Pauland va prendre conscience grâce à sa nouvelle secrétaire, Asuncion Bailar, des conséquences désastreuses des manipulations du M.A.C. sur la gestion de Transcam. Elle l'incite petit à petit à inhiber le système informatique en le dotant d'une conscience virtuelle : Macno.
Le Macno « Magasin des Armes, Cycles et Narrations Obliques » est une société virtuelle. Elle n'existe pas physiquement, pas de bureau, pas d'adresse, pas de personnel. C'est une machine intelligente. Un computer relié aux réseaux, connectable, joignable et consultable internationalement par tous les moyens de communication. Il génère une certaine auto-indépendance, voire une forte personnalité intéressée par le bordel, la provocation et l'entropie. Il peut se découvrir efficace, vengeur ou farceur, en tout cas, on ne sait pas trop ce qu'il cherche. Macno est le casse-couilles de l'avenir.


L'intelligence artificielle est ici envisagée - avec en prime une bonne dose d'humour et de dérision - comme une puissance libertaire suceptible de seconder les révoltes humaines contre ce que l'on nomme aujourd'hui mondialisation. Pourquoi, après-tout, une intelligence supérieure devrait-elle reproduire le plus mesquin et non pas le meilleur de l'humain ?

Les autres titres, de niveau inégal d'aillleurs, ont été (si je n'en oublie pas) :
2. Dose létale à Lutèce-land de Riton V. (1998)
3. Le passage de Stéphanie Benson (1998)
4. Cinq aiguilles dans une botte d’humains de Jean-Pierre Andrevon (1998)
5. Gavial poursuite de Michel Chevron (1998)
6. Petit homme vert de Gilbert Gallerne (1998)
7. Macno emmerde la mort de Philippe Curval (1998)
8. Les post-humains de Philippe Machine (1998)
9. La vie ultra-moderne de Francis Mizio (1999)
10. Les chants des IA au fond des réseaux de Jean-Marc Ligny (1999)
11. Petites vertus virtuelles de Claude Ecken (1999)
12. Sous les nuées vertes de Jacques Vettier (1999)
13. Des corps platoniques de Gekko Hopman (1999)
14. Le pacte des esclavagistes de Roland C. Wagner et Rémy Gallart (2000)
15. Pop Hall de Jean-Luc Cochet et Claude Lacroix (1999)

Dans une interview concernant Macno, Ayerdhal affirme que pour lui " la SF idéale, c’est celle qui succède à la philosophie, qui remplace un petit peu la philo ". Il situe également bien son propos et celui d'autres auteurs par rapport aux implications politiques et philosophiques d'une attitude craintive ou lucidement optimiste, face à la science.

A la question " qu’est ce qui t’angoisse et qu’est-ce que tu as envie de dire par rapport à comment le monde évolue technologiquement ? ", il répond ainsi :
J’ai aucune angoisse technologique, je suis quelqu’un qui est réellement fasciné par le besoin d’apprendre et de connaître et d’aller plus loin. J’ai pas de problème moral vis à vis de l’éthique scientifique. Je vis dans un monde où la science est dépendante de budgets qui sont pour la plupart militaires donc quelle que soit la bonne volonté et encore je doute qu’il y ait des bonnes volontés, parce qu’on ne forme pas les scientifiques. On les forme à leur science mais on ne les forme pas à une connaissance du monde, à une appréhension de l’humanité, les implications politiques de leurs propres travaux. Ils font de la recherche et de temps en temps on s’en sert d’une façon, on s’en sert d’une autre, mais bon c’est comme ça. Donc je n’ai aucun a priori, rien. Pour moi la science c’est un plus, toujours, même quand ça donne les pires couilles. Y’a pas d’invention nouvelle qui va apporter une méchanceté supplémentaire. La méchanceté elle est déjà là. Pour donner un exemple c’est vrai que quand Oppenheimer fabrique sa bombe A c’est vrai qu’il devient plus facile de détruire d’un seul coup 500 000 personnes, mais ça ne fait rien, on aurait pris le temps de le faire à la main, on aurait prit 3 mois, mais on l’aurait fait, au lieu de le faire en 1 seconde ½. C’est la guerre du Golfe par exemple, ah, faut pas (???) utiliser l’arme nucléaire, c’est le blocus qui est derrière.[...]
Qu’est-ce qui différencie l’homme de l’animal ? C’est la capacité d’apprendre, d’évoluer, d’aller un petit peu plus loin, donc si on se revendique en tant qu’humain il faut renoncer une fois pour toutes au fait établi.
Dont acte.

01 mars 2006

ayas de science-fiction

La possiblilité pour l'homme d'être bientôt capable de créer des êtres doués d'une intelligence dite artificielle lui fait peur.

La littérature (de science-fiction essentiellement, mais pas seulement) est peut-être le lieu où cette question est posée avec le plus de pertinence, car au lieu de s'en tenir à des généralités, les auteurs de fictions doivent confronter les théories ou les intuitions qu'ils peuvent avoir sur le sujet à des personnages et à des situations qu'il sont tenus de rendre réalistes.

Lorsqu'il s'agit d'imaginer ce que pourrait être un monde futur où l'homme aurait à composer avec des êtres qui le surpasserait en intelligence et en complexité, beaucoup préfèrent - sans doute car c'est plus facile - surfer sur les craintes. Certains le font avec talent, comme récemment en France Jean-Michel Truong et son Successeur de pierre.



Littérature, films et séries de science-fiction ont cependant aussi créé un certain nombre de personnages plus complexes et plus nuancés, comme le savoureux Data, l'androïde de Star Trek Next Generation, le caustique Francis de L'Âge de Cristal, h2g2, le robot dépressif du Guide Galactique de Douglas Adams, les ayas (Gloria et ses filles) serviables mais facétieuses des Futurs mystères de Paris de Roland C. Wagner, ou Macno, le "casse-couilles" libertaire des éditions Baleine.

D'autres auteurs ont élaboré tout un monde autour de cette notion, tels Greg Egan dans la Cité des permutants ou plus encore Iain M. Banks, dont le cycle de la Culture est peuplé de vaisseaux et de drones aux noms métaphoriques qui observent avec un attendrissement mêlé d'agacement les humains un peu limités mais tellement amusants et surprenants parfois qui vivent à leurs côtés.