19 mars 2006

totalement inhumaine

Jean-Michel Truong - psychologue et philosophe de formation, fondateur de Cognitech, première société européenne spécialisée en intelligence artificielle - a rencontré en 1999 un grand succès avec Le Successeur de Pierre (Denoël), un roman de science-fiction très stimulant dans lequel il mettait en récit des réflexions sur les mutations que vont entraîner l'intelligence artificielle. À la lumière notamment des théories mémétique et des thèses du philosophe allemand Peter Sloterdijk (sur lesquelles je reviendrai), l’avenir de l’humanité y est présenté de manière très sombre, sans doute car dans la fiction comme dans les essais, la peur fait vendre.
Le roman est prolongé par un essai, Totalement inhumaine (Les Empêcheurs de penser en rond, 2001), dans lequel Truong explicite et éclaire de citations ses intuitions romanesques. Il écrit ainsi :
J’appelle Successeur cette forme de vie nouvelle susceptible de prendre la suite de l’homme comme habitacle de la conscience. […] Le Successeur est l’espèce émergeant sous nos yeux de ce substrat artificiel – fait de mémoires et de processeurs toujours plus nombreux et en voie d’interconnexion massive – qu’on appelle le « Net ». (49-50)
Comme toute espèce bien née, le Successeur se comporte de manière à « persister dans son être », ce qui en patois biologique - forcément plus rustique - se traduit par « répliquer ses gènes » (50-51) ; [sa forme de reproduction est la] copie du contenu d’une mémoire dans une autre (52)
Notre conscience n’est pas un organe qu’il serait loisible de transplanter ici ou là, c’est la résultante d’un processus évolutif. Ce que nous léguons au Successeur, ce n’est pas la conscience et moins encore notre conscience, mais les conditions d’émergence d’une conscience. […] Le Successeur n’use de la représentation symbolique et de la logique mathématique que parce qu’il est provisoirement tenu d’interagir avec nous : comme d’une langue étrangère. C’est une concession qu’il nous fait, le temps de nous apprivoiser. Son idiome, nous ne le connaissons pas. Peut-être même un jour, dispensé qu’il sera de parler à quiconque, lui sera-t-il possible d’économiser ce détour dispendieux par le langage et la logique qui plomba tant l’intelligence humaine, pour enfin appréhender le monde de manière immédiate, et ainsi accéder – ô ironie! – à cette pensée vraie dont Heidegger disait qu’elle est l’apanage du poète. (207-208)

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