31 juillet 2006
la vie est subtile
Pour en terminer - temporairement - avec Roland Barthes, un extrait de sa Leçon inaugurale au Collège de France (1977) qui concerne les rapports entre science et littérature, l'un des propos de ce blog :
La littérature prend en charge beaucoup de savoirs. […] Cependant, en cela véritablement encyclopédique, la littérature fait tourner les savoirs, elle n'en fixe, elle n'en fétichise aucun ; elle leur donne une place indirecte, et cet indirect est précieux. D'une part, il permet de désigner des savoirs possibles - insoupçonnés, inaccomplis : la littérature travaille dans les interstices de la science : elle est toujours en retard ou en avance sur elle, semblable à la pierre de Bologne, qui irradie la nuit ce qu'elle a emmagasiné pendant la journée, et par cette lueur indirecte illumine le jour nouveau qui vient. La science est grossière, la vie est subtile, et c'est pour corriger cette distance que la littérature nous importe. D'autre part, le savoir qu'elle mobilise n'est jamais entier ni dernier ; la littérature ne dit pas qu'elle sait quelque chose, mais qu'elle sait de quelque chose ; ou mieux : qu'elle en sait quelque chose - qu'elle en sait long sur les hommes. Ce qu'elle connaît des hommes, c'est ce qu'on pourrait appeler le grand gâchis du langage, qu'ils travaillent et qui les travaille, soit qu'elle reproduise la diversité des sociolectes, soit qu'à partir de cette diversité, dont elle ressent le déchirement, elle imagine et cherche à élaborer un langage-limite qui en serait le degré-zéro. Parce qu'elle met en scène le langage, au lieu, simplement, de l'utiliser, elle égrène le savoir dans le rouage de la réflexivité infinie ; à travers l'écriture, le savoir réfléchit sans cesse sur le savoir, selon un discours qui n'est plus épistémologique, mais dramatique.
Roland Barthes, Leçon, Seuil, 1978 (OEuvres complètes, Seuil, 2005, V, p. 433-434)
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30 juillet 2006
ne pas être moderne
Et, pour le plaisir, deux des fragments de journal qu'encadre la délibération, celui-ci :
Je est plus difficile à écrire qu'à lire.
et aussi celui-là, que j'aime beaucoup :
Tout d'un coup, il m'est devenu indifférent de ne pas être moderne.
(... et comme un aveugle dont le doigt tâtonne sur le texte de la vie et reconnaît de-ci, de-là, « ce qui a déjà été dit ».)
Roland Barthes, « Délibération », Tel Quel, hiver 1979
OEuvres complètes, Seuil, 2002, V, p. 675 et p. 676
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29 juillet 2006
un emportement et une application
Encore un passage, plus classiquement attaché à nommer les « qualités » propres à la forme journal :
Je n'esquisse pas ici une analyse du genre « Journal » (il y a des livres là-dessus), mais seulement une délibération personnelle, destinée à permettre une décision pratique - dois-je tenir un journal en vue de le publier ? Puis-je faire du journal une « oeuvre »? Je ne retiens donc que les fonctions qui peuvent m'effleurer l'esprit. Par exemple, Kafka a tenu un journal pour « extirper son anxiété », ou, si l'on préfère, « trouver son salut ». Ce motif ne me serait pas naturel, ou du moins constant. De même pour les fins qu'on attribue traditionnellement au Journal intime ; elles ne me paraissent plus pertinentes. On les rattachait toutes aux bienfaits et aux prestiges de la « sincérité » (se dire, s'éclairer, se juger) ; mais la psychanalyse, la critique sartrienne de la mauvaise foi, celle, marxiste, des idéologies, ont rendu vaine la confession : la sincérité n'est qu'un imaginaire au second degré. Non, la justification d'un Journal intime (comme oeuvre) ne pourrait être que littéraire, au sens absolu, même si nostalgique, du mot. Je vois ici quatre motifs.
Le premier, c'est d'offrir un texte coloré d'une individualité d'écriture, d'un « style » (aurait-on dit autrefois), d'un idiolecte propre à l'auteur (aurait-on dit naguère) ; appelons ce motif : poétique. Le deuxième, c'est d'éparpiller en poussière, au jour le jour, les traces d'une époque, toutes grandeurs mêlées, de l'information majeure au détail de mœurs ; n'ai-je pas un vif plaisir à lire dans le Journal de Tolstoï la vie d'un seigneur russe au XIXe siècle ? Appelons ce motif : historique. Le troisième, c'est de constituer l'auteur en objet de désir : d'un écrivain qui m'intéresse, je puis aimer connaître l'intimité, le monnayage quotidien de son temps, de ses goûts, de ses humeurs, de ses scrupules ; je puis même aller jusqu'à préférer sa personne à son oeuvre, me jeter avidement sur son Journal et délaisser ses livres. Je peux donc, me faisant l'auteur du plaisir que d'autres ont su me donner, essayer à mon tour de séduire, par ce tourniquet qui fait passer de l'écrivain à la personne, et vice versa ; ou, plus gravement, de prouver que « je vaux mieux que ce que j'écris » (dans mes livres) : l'écriture du Journal se dresse alors comme une force-plus (Nietzsche : Plus von Macht), dont on croit qu'elle va suppléer aux défaillances de la pleine écriture ; appelons ce motif : utopique, tant il est vrai qu'on ne vient jamais à bout de l'Imaginaire. Le quatrième motif est de constituer le Journal en atelier de phrases : non pas de « belles » phrases, mais de phrases justes ; affiner sans cesse la justesse de l'énonciation (et non de l'énoncé), selon un emportement et une application, une fidélité de dessein qui ressemble beaucoup à la passion : « Et mes reins exulteront quand tes lèvres exprimeront des choses justes » (Prov. 23,16). Appelons ce motif : amoureux (peut-être même : idolâtre ; j'idolâtre la Phrase).
Malgré mes piètres impressions, l'envie de tenir un journal est donc concevable. Je puis admettre qu'il est possible dans le cadre même du Journal de passer de ce qui m'apparaissait d'abord comme impropre à la littérature à une forme qui en rassemble les qualités : individuation, trace, séduction, fétichisme du langage.
Roland Barthes, « Délibération », Tel Quel, hiver 1979
OEuvres complètes, Seuil, 2002, V, p. 669-670
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28 juillet 2006
le tourment essentiel
Les propos de Roland Barthes sur le Journal semblent susciter des réactions, et, contrairement à ce qu'écrit Berlol, je pense que cela n'est pas tout à fait étranger au fait que les blogueurs s'y retrouvent. En voici un autre passage (mais non, je ne traite pas les teneurs de blogs intime de comiques !) :
Au fond, toutes ces défaillances désignent assez bien un certain défaut du sujet. Ce défaut est d'existence. Ce que le Journal pose, ce n'est pas la question tragique, la question du Fou : « Qui suis-je? », mais la question comique, la question de l'Ahuri : « Suis-je? ». Un comique, voilà ce qu'est le teneur de Journal.
Autrement dit, je ne m'en sors pas. Et si je ne m'en sors pas, si je n'arrive pas à décider ce que « vaut » le Journal, c'est que son statut littéraire me glisse des doigts : d'une part, je le ressens, à travers sa facilité et sa désuétude, comme n'étant rien de plus que le limbe du Texte, sa forme inconstituée, inévoluée et immature ; mais, d'autre part, il est tout de même un lambeau véritable de ce Texte, car il en comporte le tourment essentiel. Ce tourment, je crois, tient à ceci : que la littérature est sans preuves. Il faut entendre par là qu'elle ne peut prouver, non seulement ce qu'elle dit, mais encore qu'il vaut la peine de le dire. Cette dure condition (Jeu et Désespoir, dit Kafka) atteint précisément son paroxysme dans le Journal. Mais aussi, à ce point, tout se retourne, car de son impuissance à la preuve, qui l'exclut du ciel serein de la Logique, le Texte tire une souplesse, qui est comme son essence, ce qu'il possède en propre. Kafka - dont le Journal est peut-être le seul qui puisse être lu sans aucune irritation - dit à merveille cette double postulation de la littérature, la Justesse et l'Inanité : «... J'examinais les souhaits que je formais pour la vie. Celui qui se révéla le plus important ou le plus attachant fut le désir d'acquérir une façon de voir la vie (et, ce qui était lié, de pouvoir par écrit en convaincre les autres) dans laquelle la vie conserverait son lourd mouvement de chute et de montée, mais serait reconnue en même temps, et avec une clarté non moins grande, pour un rien, un rêve, un état de flottement. » Oui, C'est bien cela, le Journal idéal : à la fois un rythme (chute et montée, élasticité) et un leurre (je ne puis atteindre mon image) ; un écrit, en somme, qui dit la vérité du leurre et garantit cette vérité par la plus formelle des opérations, le rythme.
Roland Barthes, « Délibération », Tel Quel, hiver 1979
OEuvres complètes, Seuil, 2002, V, p. 680-681
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27 juillet 2006
je est un poseur
Roland Barthes a publié en 1979 dans Tel Quel un texte intitulé « Délibération », où il livre quelques fragments de journal intime (rédigés entre 1977 et 1979) encadrés par une intéressante délibération sur la pratique du journal intime.
ça commence comme ça :
Je n'ai jamais tenu de journal - ou plutôt je n'ai jamais su si je devais en tenir un. Parfois, je commence, et puis, très vite, je lâche - et cependant, plus tard, je recommence. C'est une envie légère, intermittente, sans gravité et sans consistance doctrinale. Je crois pouvoir diagnostiquer cette « maladie » du journal : un doute insoluble sur la valeur de ce qu'on y écrit.
Ce doute est insidieux: c'est un doute-retard. Dans un premier temps, lorsque j'écris la note (quotidienne), j'éprouve un certain plaisir : c'est simple, facile. Pas la peine de souffrir pour trouver quoi dire : le matériau est là, tout de suite ; c'est comme une mine à ciel ouvert; je n'ai qu'à me baisser ; je n'ai pas à le transformer : c'est du brut et il a son prix, etc. Dans un deuxième temps, proche du premier (par exemple, si je relis aujourd'hui ce que j'ai écrit hier), l'impression est mauvaise : ça ne tient pas, comme un aliment fragile qui tourne, se corrompt, devient inappétissant d'un jour à l'autre; je perçois avec découragement l'artifice de la « sincérité », la médiocrité artistique du « spontané » ; pis encore : je me dégoûte et je m'irrite de constater une « pose » que je n'ai nullement voulue : en situation de journal, et précisément parce qu'il ne « travaille » pas (ne se transforme pas sous l'action d'un travail), je est un poseur : c'est une question d'effet, non d'intention, toute la difficulté de la littérature est là.
et ça se termine par :
Sur quoi il faudrait sans doute conclure que je puis sauver le Journal à la seule condition de le travailler à mort, jusqu'au bout de l'extrême fatigue, comme un Texte à peu près impossible : travail au terme duquel il est bien possible que le Journal ainsi tenu ne ressemble plus du tout à un Journal.
« Délibération », Tel Quel, hiver 1979
OEuvres complètes, Seuil, 1995, III, p. 1004-1014
OEuvres complètes, Seuil, 2002, V, p. 668-681
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26 juillet 2006
notre tête est ronde
Notre tête est ronde pour permettre à la pensée de changer de direction.
Francis Picabia
(Revue La pomme de pins, février 1922)
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25 juillet 2006
la narration idéale
Ce « collage religieux », utilisé dans Attache-moi !, est de Pedro Almodóvar, qui déclare :
J'aime beaucoup l'idée du collage, sous toutes ses formes, pas seulement dans l'art pictural. J'ai montré une multitude de collages dans mes films, presque toujours signés de l'artiste Dis Berlin. Le collage inclut, sur un même rapport, divers éléments appartenant à des mondes différents, mais qui tous ensemble, finissent par créer un univers unique.
Pour une personne comme moi, aux goûts si éclectiques, qui ne respecte pas les règles des genres, mais qui a l'habitude de tous mélanger, l'idée du collage serait, d'un point de vue dramaturgique, la narration idéale.
Almodóvar-exhibition est aussi l'occasion de découvrir de nombreux collages de Dis Berlin, et des tableaux de Guillermo Perez Villalta, Antonio López García ou Sigfrido Martin Begué (l'intéressante Maquina de cine).
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24 juillet 2006
la figure humaine
Un qui a plusieurs corps aussi, c'est le cinéaste espagnol Pedro Almodóvar. La foisonnante et kitsch « exhibition » que lui consacre la Cinémathèque nouvellement installée à Bercy est l'occasion de le vérifier.
Tout le corps est expressif. Tout entier et par morceaux. Devant et derrière. Le gros plan a monopolisé le visage comme principal transmetteur d'émotions. Le visage contient les yeux et les lèvres. Et le regard et la parole sont les premières lettres de l'abécédaire de n'importe quelle narration. Le déguisement, lui, m'intéresse lorsque le personnage se déguise en lui-même ou en ce qu'il rêve d'être.
J'adore les films où les actrices jouent des actrices. Je sais que ce n'est pas un genre en soi, sauf pour moi. Je pourrais citer de nombreux films, des bons, des moins bons, des franchement kitsch. Je suis bouleversé par les uns, je regarde les autres avec un peu d'ironie ; le plaisir est différent, mais l'attirance est la même.
Pedro Almodóvar
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23 juillet 2006
corps pluriel
Le corps pluriel
« Quel corps? Nous en avons plusieurs. » (PlT, 39.) J'ai un corps digestif, j'ai un corps nauséeux, un troisième migraineux, et ainsi de suite : sensuel, musculaire (la main de l'écrivain), humoral, et surtout: émotif : qui est ému, bougé, ou tassé ou exalté, ou apeuré, sans qu'il y paraisse rien. D'autre part, je suis captivé jusqu'à la fascination par le corps socialisé, le corps mythologique, le corps artificiel (celui des travestis japonais) et le corps prostitué (de l'acteur). Et en plus de ces corps publics (littéraires, écrits), j'ai, si je puis dire, deux corps locaux : un corps parisien (alerte, fatigué) et un corps campagnard (reposé, lourd).
Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes (Seuil, 1975, p. 63)
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22 juillet 2006
condamné à l'imaginaire
Mais je n'ai jamais ressemblé à cela ! - Comment le savez-vous ? Qu'est-ce que ce « vous » auquel vous ressembleriez ou ne ressembleriez pas ? Où le prendre ? A quel étalon morphologique ou expressif ? Où est votre corps de vérité ? Vous êtes le seul à ne pouvoir jamais vous voir qu'en image, vous ne voyez jamais vos yeux, sinon abêtis par le regard qu'ils posent sur le miroir ou sur l'objectif (il m'intéresserait seulement de voir mes yeux quand ils te regardent) : même et surtout pour votre corps, vous êtes condamné à l'imaginaire.
Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes (Seuil, 1975, p. 42)
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