27 juillet 2006

je est un poseur

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Roland Barthes a publié en 1979 dans Tel Quel un texte intitulé « Délibération », où il livre quelques fragments de journal intime (rédigés entre 1977 et 1979) encadrés par une intéressante délibération sur la pratique du journal intime.

ça commence comme ça :

Je n'ai jamais tenu de journal - ou plutôt je n'ai jamais su si je devais en tenir un. Parfois, je commence, et puis, très vite, je lâche - et cependant, plus tard, je recommence. C'est une envie légère, intermittente, sans gravité et sans consistance doctrinale. Je crois pouvoir diagnostiquer cette « maladie » du journal : un doute insoluble sur la valeur de ce qu'on y écrit.
Ce doute est insidieux: c'est un doute-retard. Dans un premier temps, lorsque j'écris la note (quotidienne), j'éprouve un certain plaisir : c'est simple, facile. Pas la peine de souffrir pour trouver quoi dire : le matériau est là, tout de suite ; c'est comme une mine à ciel ouvert; je n'ai qu'à me baisser ; je n'ai pas à le transformer : c'est du brut et il a son prix, etc. Dans un deuxième temps, proche du premier (par exemple, si je relis aujourd'hui ce que j'ai écrit hier), l'impression est mauvaise : ça ne tient pas, comme un aliment fragile qui tourne, se corrompt, devient inappétissant d'un jour à l'autre; je perçois avec découragement l'artifice de la « sincérité », la médiocrité artistique du « spontané » ; pis encore : je me dégoûte et je m'irrite de constater une « pose » que je n'ai nullement voulue : en situation de journal, et précisément parce qu'il ne « travaille » pas (ne se transforme pas sous l'action d'un travail), je est un poseur : c'est une question d'effet, non d'intention, toute la difficulté de la littérature est là.


et ça se termine par :

Sur quoi il faudrait sans doute conclure que je puis sauver le Journal à la seule condition de le travailler à mort, jusqu'au bout de l'extrême fatigue, comme un Texte à peu près impossible : travail au terme duquel il est bien possible que le Journal ainsi tenu ne ressemble plus du tout à un Journal.

« Délibération », Tel Quel, hiver 1979
OEuvres complètes, Seuil, 1995, III, p. 1004-1014
OEuvres complètes, Seuil, 2002, V, p. 668-681

Commentaires

Très stimulante réflexion, merci ! Je m'y retrouve en partie, et vous nous la donnez aussi, je suppose, pour qu'elle soit mise en regard de certaines pratiques actuelles, via le blog.

Les principaux écueils de l'écriture pour soi seul, c'est d'abord l'adresse et ensuite la sélection des choses à rapporter. À qui s'adresse-t-on quand on écrit pour soi seul ? À une projection de soi... Volontaire ou pas ? C'est l'origine de la "pose" que constate Barthes, je crois. Et du désagrément qu'il ressent après. La "mine à ciel ouvert" est aussi un piège car il n'est pas question de tout garder, et la sélection semble vite arbitraire.

Le blog intime ne permet pas toujours d'éviter ces écueils mais il ouvre la possibilité de l'adresse multiple, obligeant notamment à clarifier ou fictionnaliser sciemment l'image de soi, d'où une possible stabilité dans le temps. Pour la sélection, pas de recette, on tamise pour garder les pépites mais les mailles sont de toutes tailles...

Écrit par : Berlol | 27 juillet 2006

me sens condamnée - me console en pensant que je ne vois d'autre intérêt à mon journal que personnel, un peu comme le journal de jeune fille que je n'ai pas écrit en son temps, par ambition alors -( et que l'agacement éprouvé en me relisant peut servir de leçon

Écrit par : brigetoun | 27 juillet 2006

il ne s'agit absolument pas là d'une "condamnation", brigetoun, mais plutôt d'une "réflexion", comme l'écrit berlol, par citation interposée

je suis bien au contraire très admirative lorsque je vous lis l'un et l'autre, et ce sont plutôt mes propres incapacités que j'exprime par la voix de barthes (qui me touche par ses propres blocages, lorsqu'il s'agissait par exemple de se lancer dans l'écriture d'un roman)

lorsque j'ai ouvert ce blog, l'idée était, à un moment où j'en éprouvais le besoin, de m'y exprimer de manière plus personnelle, mais je ne suis pas du tout parvenue à me lâcher : ce blog est ainsi devenu, plutôt qu'un journal intime, une sorte d'herbier où je recueille citations et lectures, à travers lesquelles je m'exprime par procuration ...

... quitte à poursuivre "off" (sur le même écran mais hors ligne) mes réflexions plus intimes

quant à l'expression "je est un poseur", que j'aime beaucoup, il me semble qu'elle dépasse très largement (même pour barthes, qui écrit "toute la difficulté de la littérature est là") la seule question du journal intime et s'applique à toute personne qui donne à lire (sous quelque forme que ce soit) des écrits personnels

et par là même cette expression pointe l'endroit où ça fait mal pour ceux qui n'y parviennent pas

Écrit par : cgat | 27 juillet 2006

"Je est un poseur" est ce aussi une manière différente de formuler une expression plus à la mode : "Le Lacher prise" ? Exercice nécessaire pour laisser s'échapper le langage du coeur, exprimant sans retenue les émotions ?

Oui merci cgat pour ces textes stimulants. Mais nous ne sommes pas dupes ;-) comme les lettres formes les mots, les mots forment les phares; qui à leur tour forment les textes, on peut prologer cette idée par le fait que votre sensibilité et votre humilité transpirent au travers des textes que vous selectionnez.

Amicalement break even.

ps :Cgat, Pourquoi ne pas donner vos reflexions plus intimes à un personnage fictif dans un premier temps ? une sorte fiction autobiographique. De nombreux auteurs sont passés par là avant de sortir de l'ombre.
Avez vous lu "Le Portrait de Dorian Gray" d'Oscar wilde ?

Écrit par : break even | 27 juillet 2006

Il me semble que ce texte s'applique à toute la littérature en générale. Ce qu'il faut retenir c'est l'humiliation qui se dégage forcément de l'écriture, qui dans l'imitation de la naissance joue l'échec face à la mort (la lucidité.) Le seul moyen est d'accepter cette humiliation, voire de la désirer, comme mal nécessaire, inclus dans la création, permettant le salut. La mine à ciel ouvert devient une plaie béante et on ne peut que mépriser ceux qui aime notre plaie, puisqu'elle est mauvais goût. Ecrivains, soyez humiliés ! (Soyez sauvés.)

Écrit par : Maximilien Friche | 27 juillet 2006

lâcher prise est un bon conseil, mais plus facile à souhaiter qu'à mettre en pratique ...
quant à la fiction autobiographique : elle a depuis dorian gray fait de (trop) nombreux émules et ne trompe plus personne aujourd'hui, même pas ceux qui l'écrivent

humiliation ... salut ... sauvés ... on peut voir ça comme ça, mais pour ma part j'aime nettement moins cette terminologie, qui gauchit légèrement le propos pour l'attirer vers le religieux

Écrit par : cgat | 27 juillet 2006

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