25 mai 2006

homo mortalis

Sur la question du devenir de l'espèce humaine, je citerai encore ce passage du livre de Jean-Claude Carrière : imaginant une humanité future ayant conquis l'immortalité, il s'interroge sur ce que deviendront les pensées, les désirs, les oeuvres d'art des humains sans l'aiguillon de la mort :

Viendra-t-il donc, le jour des immortels ? D'abord réservé à quelques-uns, bien sûr, mais de plus en plus popularisé ? Banalisé ? Ce jour où nous dirons : c’était du temps où nous étions mortels ? […]
À coup sûr, notre verre se sentira prodigieusement transformé. Il ne se reconnaît plus : le voici incassable. Du même coup, il cesse d’être verre. Il faut trouver un autre mot. Même si cela suppose un amas de médicaments et de précautions, nous avons enfin changé d’être. Et les nouveaux individus, qui auront commencement sans fin, nous considéreront sans doute, nous les abandonnés, les disparus, avec une curiosité attendrie. Nous serons des passants dans l’album de famille, où désormais figureront des permanents. Nous serons devenus les formes d’autrefois, ceux qui étaient avant. Ils étudieront peut-être notre histoire, ils iront pique-niquer dans nos cimetières tout en parlant de nos limites, des dangers qui nous accablaient, de nos souffrances et de nos espérances. […]
Ils diront de nous : « Tout ce qu’ils faisaient, tout ce qu’ils pensaient, était forcément marqué du sceau de la mort. »
Comment nous appelleront-ils ?
Homo humanus ? Homo mortalis ?
Qu’auront-ils, que nous n’avons pas ? Et qu’avons-nous, qu’ils n’auront plus ?
S’ils s’intéressent encore à leur passé
[…] il leur faudra revoir toute l’histoire de notre expression, de nos romans, de nos poèmes, de nos films. Ayant perdu le pivot de la mort, cette présence jusqu’alors souveraine, que leur restera-t-il de nos œuvres ? Ils se poseront la question, en essayant de nous comprendre. En essayant de retrouver ce sentiment perdu, si obsédant, de notre fin.
(Fragilité, p. 154-155)

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