17 juin 2006

noces entre deux règnes

À la notion d’essence, le cyborg oppose celle de devenir. Le « rêve ironique » de Donna Haraway s’inscrit ainsi dans l’héritage de Gilles Deleuze, pour qui le devenir ne se conçoit pas simplement comme le passage d'un état à un autre mais comme un phénomène de rencontre, une double-capture.

medium_sirene_bestiaire_ashmole.2.jpgDevenir, ce n'est jamais imiter, ni faire comme, ni se conformer à un modèle, fût-il de justice ou de vérité. Il n'y a pas un terme dont on part, ni un auquel on arrive ou auquel on doit arriver. Pas non plus deux termes qui s'échangent. La question « qu'est-ce que tu deviens ? » est particulièrement stupide. Car à mesure que quelqu'un devient, ce qu'il devient change autant que lui-même. Les devenirs ne sont pas des phénomènes d'imitation, ni d'assimilation, mais de double-capture, d'évolution non parallèle, de noces entre deux règnes.
Gilles Deleuze ; Claire Parnet, Dialogues (1977, réed. Flammarion Champs, p. 8)

Le devenir n'est ni un ni deux, ni rapport de deux mais entre-deux, frontière ou ligne de fuite.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, Mille plateaux (Minuit, 1980, p. 360)

16 juin 2006

je préfère être cyborg

medium_lilith.jpgDécouvert grâce à Régine Robin (dans Le Golem de l'Écriture. De l'autofiction au cybersoi, XYZ, 1998), un texte étonnant, plein d'ironie et de lignes de fuites, de l'américaine Donna Haraway qui fait du cyborg la figure emblématique de la revendication féministe : « Cyborg manifesto » ou « Rêve ironique d'un langage commun pour les femmes dans le circuit intégré ».
On peut le lire en ligne en français, dans deux traductions différentes, ici ou . En voici quelques extraits :

Le cyborg est un organisme cybernétique, hybride de machine et de vivant, créature de la réalité sociale comme personnage de roman. [...] mais la frontière qui sépare la science-fiction de la réalité sociale n’est qu’illusion d’optique.

Le cyborg est résolument du côté de la partialité, de l’ironie, de l’intimité et de la perversité. Il est dans l’opposition, dans l’utopie et il ne possède pas la moindre innocence.

Prendre au sérieux l’imagerie d’un cyborg qui serait autre chose qu’un ennemi a plusieurs conséquences. Sur nos corps, sur nous-mêmes ; les corps sont des cartes du pouvoir et de l’identité. Les cyborgs n’y font pas exception. Un corps cyborg n’a rien d’innocent, il n’est pas né dans un jardin, il ne recherche pas l’identité unitaire et donc ne génère pas de dualismes antagonistes sans fin (ou qui ne prennent fin qu’avec le monde lui-même), il considère que l’ironie est acquise. Être un c’est trop peu, et deux n’est qu’une possibilité parmi d’autres. Le plaisir intense que procure le savoir faire, le savoir manier les machines, n’est plus un péché, mais un aspect de l’incarnation. La machine n’est pas un « ceci » qui doit être animé, vénéré et dominé. La machine est nous, elle est nos processus, un aspect de notre incarnation. Nous pouvons être responsables des machines, elles ne nous dominent pas, elles ne nous menacent pas. Nous sommes responsables des frontières, nous sommes les frontières. Jusqu’à maintenant (il était une fois), l’incarnation féminine semblait être innée, organique, nécessaire ; et cette incarnation semblait être synonyme du savoir faire maternel et de ses extensions métaphoriques. Ce n’est qu’en ne nous plaçant pas à notre place que nous pouvions prendre un plaisir intense avec les machines et encore, à condition de prétexter qu'après tout, il s'agissait d’une activité organique, qui convenait aux femmes. Les cyborgs pourraient envisager plus sérieusement l’aspect partial, fluide, occasionnel du sexe et de l’incarnation sexuelle. Après tout, malgré sa large et profonde inscription historique, le genre pourrait bien ne pas être l’identité globale.

Une dernière image : les organismes et la politique organismique et holistique reposent sur des métaphores de renaissance et en appellent invariablement aux ressources de la sexualité reproductive. Je dirais que les cyborgs ont plus à voir avec la régénération et qu’ils se méfient de la matrice reproductive et de presque toutes les mises au monde. Chez les salamandres, la régénération qui suit une blessure, par exemple la perte d’un membre, s’accompagne d’une repousse de la structure et d’une restauration des fonctions avec possibilité constante de production, à l’emplacement de l’ancienne blessure, de doubles ou de tout autre étrange résultat topographique. Le membre qui a repoussé peut être monstrueux, dupliqué, puissant. Nous avons tou(te)s déjà été blessé(e)s, profondément. Nous avons besoin de régénération, pas de renaissance, et le rêve utopique de l’espoir d’un monde monstrueux sans distinction de genre fait partie de ce qui pourrait nous reconstituer.

L’imagerie cyborgienne ouvre une porte de sortie au labyrinthe des dualismes dans lesquels nous avons puisé l’explication de nos corps et de nos outils. C’est le rêve, non pas d’une langue commune, mais d’une puissante et infidèle hétéroglosse. C’est l’invention d’une glossolalie féministe qui glace d’effroi les circuits super-évangélistes de la nouvelle droite. Cela veut dire construire et détruire les machines, les identités, les catégories, les relations, les légendes de l'espace. Et bien qu’elles soient liées l’une à l’autre dans une spirale qui danse, je préfère être cyborg que déesse.

15 juin 2006

renouer avec le temps perdu

medium_autruche.jpgDans le numéro de la revue Critique, Mutants, Catherine Malabou, dont j'ai eu déjà l'occasion de parler, propose un article intitulé « Les régénérés : cellules souches, thérapie génique, clonage ».
Commentant Le Secret de la salamandre. La médecine en quête d'immortalité d'Axel Kahn et Fabrice Papillon (2005), la philosophe retrouve en biologie le concept de « plasticité » dont elle souvent exploré les méandres. La biologie fait en effet aujourd'hui la « démonstration d'une plasticité du vivant absolument insoupçonnée » :
« Ainsi le concept de 'plasticité' biologique est-il en charge aujourd'hui de désigner la réversibilité de l'empreinte. Non pas son effacement, mais sa transformation. [...] Toutes ces possibilités sont au départ celles du vivant lui-même, de sa mémoire, et non le résultat d'une violence technique. »

Et Catherine Malabou de s'interroger sur un étrange paradoxe : lorsque la médecine promet à d'être prochaînement en mesure de le guérir de maladies infâmes, de vieillir moins vite, de voir sa vie prolongée, l'homme s'en effraie et beaucoup refusent ces cadeaux.
La raison de cette peur irrationnelle est la « difficulté à opérer une certaine mutation du regard », la « réticence à admettre que le progrès scientifique exige, paradoxalement, un regard en arrière, un retour, une visée retrospective », à accepter la « fin d'un certain dogme de l'irréversibilité » .
Il s'agit en fait pour l'humanité d'accepter de briser ce tabou de l'irréversibilité que la nécessité lui a imposé et dont elle a fait un dogme : « Ce n'est donc pas, encore une fois, et comme on le croit trop souvent, la légitimité éthique du clonage qui pose problème mais le fait que celui-ci renoue avec le temps perdu. »

14 juin 2006

pour fêter bébé

medium_rousseau_pour_feter_bebe.jpgEn visitant au Grand Palais l'exposition consacrée à Henri Rousseau (je n'aime pas l'appeler « douanier Rousseau » : ça a un coté « woaah l'autre il veut faire le peintre alors qu'il n'est que douanier ») l'inquiétante étrangeté du tableau intitulé Pour fêter bébé (1903) m'a semblé illustrer à merveille les questions que posent les mutations de l'humanité (même s'il s'agit là d'un sentiment très personnel et circonstancié, cela va sans dire).

Ce bébé disproportionné au corps rose et dilaté me semble représenter la « nature humaine » certaine de son éternité, de son innocence et de son bon droit dont se targuent les tenants de l'immobilisme. Le jeune géant a l'air bûté et le regard cruel, on ne voit pas ses pieds qui semblent comme enracinés dans la terre (au même titre que le tronc de l'arbre) et les fleurs coupées dans son giron lui appartiennent, au même titre que la marionnette de polichinelle qu'il brandit avec dégoût (l'artiste, la mécanique, l'adulte, l'homme futur?).

Coïncidence, l'inépuisable Boîte à images de KA, qui parle beaucoup mieux que moi de la peinture, s'interroge aujourd'hui sur les images des robots, les méchants et les gentils.

13 juin 2006

mutants

La revue Critique consacre son dernier numéro (709-710, juin-juillet 2006) aux Mutants.

medium_critique_mutants.jpgExcellente idée pour cette revue historique de s'intéresser à ce thème à travers diverses approches scientifiques, philosophiques et artistiques. La science-fiction est aussi présente, avec notamment un article de Sylvie Allouche, intitulé « Variations sur l'être humain », sur l'excellent écrivain australien Greg Egan.

Sylvie Allouche montre bien ce qui fait aujourd'hui l'intérêt de ce thème, qui n'est pas une simple variation actuelle du thème du monstre. Pour la première fois, l'homme a la possibilité de faire évoluer l'espèce humaine. L'anthropotechnie est d'ores et déjà une réalité, comme l'a écrit Sloterdijk. La figure du mutant permet dans ce cadre de s'interroger sur ce qu'est l'humain :

« La question devient en fait celle d'une définition de l'humanité qui ne se satisferait pas d'emblée de celle fournie par la biologie mais qui se fonderait sur un autre critère : celui d'une clarification de ce qui en l'humanité est " précieux ", de ce qui en l'humanité mérite d'être conservé à tout prix, de ce qui en elle ne peut être altéré sans que le sens même de l'altération soit perdu. » (p. 600)

12 juin 2006

silence bienheureux des machines

medium_rousseau_reve_detail.jpg

La plus grande partie du corps ne parle que pour souffrir. Tout organe qui se fait connaître est déjà suspect de désordre. Silence bienheureux des machines qui marchent bien.

Paul Valéry, Cahiers, I, p. 1119

11 juin 2006

lève la peau

medium_dissection_nerfs.2.jpgL'homme n'est l'homme qu'à sa surface. Lève la peau, dissèque : ici commencent les machines. Puis tu te perds dans une sustance inexplicable, étrangère à tout ce que tu sais et qui est pourtant l'essentielle.

Paul Valéry, « Homo », Cahiers, II, p. 1368

10 juin 2006

chemins qui mènent quelque part

BlogSpirit me fournit depuis début juin la liste des mots-clés qui ont conduit quelques chercheurs de mots et d'idées jusqu'à ces pages.

En voici la liste brute : elle me plaît bien, car ce sont là des mots - et des noms - qu'il vaut la peine de chercher, d'approfondir et de relier à d'autres mots. Cette liste me donne envie de poursuivre l'expérience de ce blog, expérience qui n'a peut-être pas d'autre but que d'ajouter, dans le réseau où se compile peu à peu la mémoire de l'humanité, des chemins aux chemins : citer, recopier, commenter, souligner, relier, activité humaine de longue date ...

medium_scribe.jpg


nescience 9,09%
pelote inextricable intime 9,09%
posthumain 9,09%
citation scientifique sur le gaspillage de l'eau 4,55%
conscience philosophie 4,55%
eric hazan lqr 4,55%
fierté dans la philosophie 4,55%
henri michauxmes propriétésextraitla paresse 4,55%
l'os du doute 4,55%
la paresse henri michaux 4,55%
maurizio cattelan him hitler 4,55%
philip k dick 4,55%
philosophie conscience 4,55%
quintae 4,55%
signification complexe de cassandre 4,55%
texte le temps retrouvé marcel proust 4,55%
transhumain 4,55%
un roseau pensant et vivant 4,55%
yudkowsky truong 4,55%

09 juin 2006

une gorge à serrer

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Si l‘homme était pur esprit, - il n’y aurait ni surprise, ni les importances diverses des choses, ni ces tâtonnements et ces troubles qui rendent sensibles les travaux qui font la pensée, lui donnent un corps, un temps pour être, un temps où elle n’est pas et un où elle est.
Et que serait telle pensée, si elle n’avait une gorge à serrer, des glandes à tarir, une tête à enflammer, un souffle à comprimer, des mains à agiter, des membres à paralyser ?
Ce qui fait songer au pur esprit, n’est que la multiplicité ou diversité des effets et des moments d’une idée donnée. Mais si tel ou tel effet n’est pas proprement nécessaire toutefois il en faut toujours trouver quelqu’un.


Paul Valéry (1912, Cahier IV, p. 675) (Cahiers, I, p. 1120)

08 juin 2006

suscitateurs

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Tiers livre, le blog de François Bon, héberge une intéressante réflexion, « Anonym@t et bénévol@at sont dans un bateau ... », que l'on doit à Patrick Rebollar dont le Journal LittéRéticulaire est une référence.

post scriptum : le 10 juin, François Bon fait du présent blog le blog du jour de tiers livre. Un grand merci.