18 avril 2006

persévérer dans son être

Chaque chose, selon sa puissance d’être, s'efforce de persévérer dans son être. […]
L'effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n'est rien en dehors de l'essence actuelle de cette chose.
Spinoza, Éthique, III, propositions 6 et 7

Le conatus (le terme latin utilisé pour nommer cet effort, ce désir ou cette lutte là) est un concept fondamental chez Spinoza. Comment ne pas en percevoir en soi l'intime justesse ? et comment ne pas s'apercevoir qu'il entre en résonnance avec le concept d'homéostasie des neurobiologistes :

Le conatus recouvre à la fois le besoin de se préserver face aux dangers et aux occasions favorables, et la myriade d'actions préservatrices qui font tenir ensemble les parties parties du corps. Au lieu que les transformations du corps doivent continuer tandis qu'il se développe, renouvelle ses constituants et vieillit, le conatus continue à former le même individu et respecte le même patron structurel.
(Damasio, Spinoza avait raison, p. 41)

17 avril 2006

intuitions spinozistes

Mais, selon Damasio, Spinoza ne s'est pas contenté de contredire Descartes en affirmant que l'esprit est inséparable du corps, que tous deux sont faits de la même étoffe et sur un pied d'égalité : « Il me semble - mais peut-être me trompé-je - que, si on se fie aux propositions de la deuxième partie de L'Éthique, Spinoza a eu l'intuition du dispositif anatomique et fonctionnel global que le corps doit mettre en oeuvre pour qu'apparaisse l'esprit ou, plus précisément, avec et en lui. » (Damasio, Spinoza avait raison, p. 210)

Quelques propositions choisies :

L'esprit humain ne connaît le corps humain lui-même, et ne sait qu'il existe, qu'à travers les idées des affections dont le corps est affecté.
L’esprit humain, en effet, est l’idée même, autrement dit la connaissance du corps humain.
[...]
L’esprit ne se connaît lui-même qu’en tant qu’il perçoit les idées des affections du corps. [...]
L’esprit humain ne perçoit de corps extérieurs comme existant en acte que par les idées des affections de son propre corps.
Spinoza, Éthique, II, propositions 19, 23 et 26

ou encore celles-ci, qui annoncent les descriptions du renforcement synaptique :

Plus il y a de choses auxquelles se rapporte une image, plus elle est fréquente, autrement dit plus souvent elle est vive, et plus elle occupe l'esprit. [...]
Les images des choses se joignent plus aisément aux images qui se rapportent aux choses que nous comprenons clairement et distinctement, qu'aux autres. [...]
À mesure qu'une image est jointe à un plus grand nombre d'autres images, elle se réveille plus souvent dans notre âme.
Spinoza, Éthique, V, propositions 11, 12 et 13

16 avril 2006

une seule et même chose

[...] l'esprit et le corps sont une seule et même chose, qui se conçoit sous l'attribut tantôt de la Pensée, tantôt de l'Étendue. […]
Personne, en effet, n'a jusqu’ici déterminé ce que peut le corps, c’est à dire que l’expérience n’a jusqu’ici enseigné à personne ce que, grâce aux seules lois de la Nature - en tant qu’elle est uniquement considérée comme corporelle -, le corps peut ou ne peut pas faire, à moins d’être déterminé par l’esprit. Car personne jusqu’ici n’a connu la structure du corps assez exactement pour en expliquer toutes les fonctions […] En outre, personne ne sait de quelle manière ou par quels moyens l’esprit met le corps en mouvement, ni combien de degrés de mouvement il peut lui imprimer, et avec quelle vitesse il peut le mouvoir. D’où suit que les hommes, quand ils disent que telle ou telle action du corps a son origine dans l’esprit qui a de l’emprise sur le corps, ne savent pas ce qu’ils disent et ne font qu’avouer ainsi en termes spéciaux qu’ils igorent la vraie cause de cette action.

Spinoza, Éthique, III, Scolie de la proposition 2

15 avril 2006

je pense donc je suis

Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu'il n'y avait aucune chose qui fût telle qu'ils nous la font imaginer. [...] Je rejetai comme fausses toutes les raisons que j'avais prises auparavant pour démonstrations [...] et me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit n'étaient non plus vraies que les illusions de mes songes.
Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité: Je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais. Puis, examinant avec attention ce que j'étais, et voyant que je pouvais feindre que je n'avais aucun corps, et qu'il n'y avait aucun monde ni aucun lieu où je fusse; mais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je n'étais point; et qu'au contraire, de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait très évidemment et très certainement que j'étais; au lieu que, si j'eusse seulement cessé de penser, encore que tout le reste de ce que j'avais imaginé eût été vrai, je n'avais aucune raison de croire que j'eusse été; je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu, ni ne dépend d'aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui.


Descartes, Discours de la méthode, IV

14 avril 2006

spinoza encule descartes

Un neurologue a beaucoup travaillé et écrit sur les émotions, les sentiments, et les rapports complexes entre le corps et l'esprit : Antonio R. Damasio, qui est né et a fait ses études à Lisbonne avant de partir pour les Etats-Unis, et est aujourd'hui mondialement connu pour ses travaux sur le cerveau humain.

Damasio, dont les écrits mêlent avec bonheur hypothèses neurologiques et expériences cliniques, philosophie et littérature, humour et sensibilité, est notamment l'auteur de :
- L'erreur de Descartes : La raison des émotions (Odile Jacob, 1995, traduction française de Descartes' Error : Emotion, reason and the human brain, Putnam and sons, 1994)
- Le sentiment même de soi : corps, émotions, conscience (Odile Jacob, 1999, traduction française de The feeling of what happens. Body and emotion in the making of conciousness, Harcourt, 1999)
- Spinoza avait raison : Joie et tristesse, le cerveau des émotions (Odile Jacob, 2003, traduction de Looking for Spinoza : Joy, Sorrow, and the Feeling Brain, Harcourt, 2003).

L'erreur de Descartes est d'avoir instauré la grande coupure entre le corps et l'esprit, d'avoir fait de l'esprit et du corps deux entités distinctes, séparées, indépendantes l'une de l'autre, et dont l'une (l'esprit) domine l'autre. Cette représentation erronée perdure aujourd'hui encore, non seulement dans les habitudes de pensée d'une majorité de personnes, mais aussi chez de nombreux scientifiques.
Le génie visionnaire de Spinoza a au contraire réuni l'esprit et le corps, et Damasio s'étonne de ce que ce philosophe quasi contemporain de Descartes ait pu être à ce point le précurseur des théories scientifiques contemporaines.
Damasio exclut évidemment tout dualisme et toute primauté de l'esprit sur le corps, et, plus généralement, présente la façon dont se construit la conscience, par l'intégration des informations venues du corps.

Je précise que le titre de ce post est une citation du titre de Jean-Bernard Pouy, Spinoza encule Hegel .

13 avril 2006

je suis triste parce que je pleure

Les émotions, de même, ne sont pas nécessairement conscientes. Elles sont même d'abord inconscientes.
Les émotions dites primaires (la peur, la joie, la colère, la tristesse, la surprise, le dégoût...) sont en effet dans un premier temps des modifications corporelles : face à une situation donnée, le corps tout entier réagit par des sécrétions endocrines qui générent des marques somatiques (par exemple le poil qui se dresse) et les manifestations externes de l'émotion que sont une posture appropriée du corps et une expression du visage (universellement reconnue).
Ces manifestations sont à la fois le signal permettant au cerveau de les enregistrer et le moyen dont dispose l'organisme pour affronter victorieusement les facteurs internes et externes visant à déstabiliser son homéostasie (manifester des signes de colère peut ainsi éloigner un adversaire).
En tout cas ces modifications corporelles n'ont nullement besoin d'être conscientes pour jouer leur rôle protecteur, et ce n'est donc que dans un second temps (les techniques d'imagerie médicale l'ont aujourd'hui clairement démontré) que le sujet prend conscience de son émotion, et éventuellement l'interprète.

Le déclenchement d’une émotion est automatique, sa durée courte, son déroulement fixe. […] l’émotion, au moins pour son déclenchement et son déroulement, n’est pas un phénomène conscient.[…] La conséquence de cette autonomie du système émotionnel est que le cerveau opère et décide à l’insu du sujet, sans que celui-ci puisse intervenir sur ses opérations. Il existe évidemment des voies de retour qui assurent une régulation rétroactive : le cerveau conscient est alors informé des modifications de l’état corporel (mimique, vocalisation, état viscéral) provoquées par le système émotionnel. L’état affectif, le sentiment conscient que nous nous faisons de la situation, suit la réponse émotionnelle immédiate et automatique à cette même situation. On dit parfois, pour rendre compte de cette prise de conscience secondaire et tardive, « je suis triste parce que je pleure », et non l’inverse.
(Marc Jeannerod, Le cerveau intime, p. 108-110)

12 avril 2006

biologie des passions

Tout de même, anature ou pas, l’homme doit composer avec tout ce que, dans son système nerveux, il ne contrôle pas et dont le plus souvent il n’est pas même conscient - peut-être est-ce là, d’ailleurs, que réside l'inconscient véritable.
Comme tous les organismes vivants le corps humain n'a pu survivre qu'en maintenant son milieu interne à l'abri des agressions de l'environnement. C'est ce que l'on nomme l'homéostasie. Le cerveau doit veiller à cet équilibre et, pour ce faire, se prolonge en une multitudes de nerfs et de canaux qui forment les systèmes nerveux central et autonome. Ce système très perfectionné s’informe en permanence sur les déséquilibres et des dangers encourus par le corps, et sécrète diverses hormones afin de réguler les fonctions vitales de l’organisme.
Le neurobiologiste Jean-Didier Vincent, a depuis son Biologie des passions (Odile Jacob, 1986) souvent décrit - avec beaucoup d’humour et d’humilité - les fluides qui parcourent ainsi à notre insu nos tissus et nous dictent nos comportements. Un petit exemple tiré d’un de ses ouvrages les plus récents et dont l'édifiante conclusion laisse sceptique :

Ainsi, la nouveauté qui accompagne un stimulus (nouveau lieu, nouvel aliment) se traduit par une élévation de la libération de dopamine, notamment dans une région carrefour appelée noyau accumbens. La répétition crée l'habitude et l'habitude tarit la libération de dopamine. Celle-ci s'élève par exemple dans le cerveau d'un rat qui honore une rate pour la première fois; au cinquième assaut consécutif, le mâle se désintéresse de la femelle et la dopamine cérébrale ne réagit plus. Il suffit de changer la partenaire sexuelle pour que renaisse la vigueur érotique du rat et que la dopamine coule de nouveau à flot dans son noyau accumbens. Je rappelle qu'il s'agit d'un rat et oppose à cette lamentable expérience les propos de Michelet : « On s'aime à mesure qu'on se connaît mieux, qu'on a vécu ensemble et beaucoup joui l'un de l'autre. »
(Jean-Didier Vincent, Le Cœur des autres. Une biologie de la compassion, Plon, 2003, p. 106)

11 avril 2006

néoténie et anature

Dans Machine-esprit (Odile Jacob, 2001), Alain Prochiantz reprend cette idée de la plasticité du cerveau humain, qui « est l’objet d’une reconstruction permanente permise par le renouvellement des neurones, la modification de leurs arborisations, la naissance et la mort des synapses ». Il revient sur l’histoire de la formation du cerveau, des arthropodes aux vertébrés, et insiste sur ce qui fait la différence du cerveau humain : la néoténie, le maintien de propriétés embryonnaires tout au long de l'existence. Cela lui permet d’une part de démontrer que la théorie computationnelle de l’esprit d’un Alan Turing, par exemple, est aujourd’hui dépassée (le cerveau n'est pas un ordinateur), mais également de constater le fossé qui sépare l’homme des autres êtres vivants.

[…] on ne peut qu’insister non seulement sur l’invention du langage mais aussi sur l’augmentation sans précédent de la surface corticale dévolue aux fonctions associatives ou cognitives, le ralentissement du vieillissement cérébral ou le maintien, chez l’adulte, d’une véritable neurogenèse. Tout nous conduit à proposer que Homo sapiens représente une espèce unique qui, à la suite de quelques mutations, aura pour ainsi dire creusé, en matière d’individuation, un écart considérable avec ses cousins les plus proches, les autres primates.
Au-delà de cette constatation, on pourra s’essayer à tirer quelques enseignements de notre définition de l’individu humain. Si on pousse la logique du raisonnement à son terme, chaque individu est non seulement unique, mais à chaque instant différent de ce qu’il fut l’instant précédent et de ce qu’il sera dans l’instant qui suit. À l’inverse d’une machine, il s’inscrit dans la durée d’une histoire, bref, il n’est jamais parfaitement défini en tant qu’objet, en l’occurrence objet biologique permanent. Le sentiment de permanence qui habite l’individu humain, la conscience d’être qu’il associe à la possiblité de pouvoir se nommer, à celle d’être nommé, bref à dire « je suis moi et tu es toi », ne correspond donc pas à la seule réalité de l’objet biologique. Il y a donc nécessairement dans l’étude de l’Homme quelque chose qui échappe au réductionnisme biologique.
(p. 167-168)

Le cerveau est une organisation vivante apte non seulement à modifier le monde, mais aussi à s’y adapter. […] il est dans la nature de l’Homme de s’être séparé de la nature, d’être véritablement et définitivement anature.
Ce trait évolutif est très récent puisque, fortement lié au langage qui multiplie les possibilités de prise de pouvoir symbolique sur le monde, il est apparu il y a quelque deux cent mille ans seulement. Rien ne dit d’ailleurs qu’il constitue un avantage à long terme et certains pourront y voir, telles les défenses des mamouths, un hypertélisme évolutif qui conduira l’espèce humaine à sa perte. Mais c’est là notre condition et comme il n’y a pas de marche en arrière dans l’évolution, il nous appartient d’en tirer les conséquences philosophiques et de nous montrer critiques dès lors qu’on nous demande de nous soumettre à un ordre naturel, quand notre seule référence est - qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en lamente - un ordre social humain, contingent et historiquement déterminé dans tous les domaines.
[…] Il serait alors peut-être fondé de nous demander si l’insistance à minimiser la singularité de notre espèce et sa solitude insensée - pour la dissoudre dans un cosmos ou dans un fleuve du vivant qui lui donnerait un sens - ne correspond pas à une résurgence du sentiment religieux fondé sur un patriotisme de la nature et, en quelque sorte, au nom de l’idéal démocratique étendu à la sphère du non-humain, à une nouvelle mouture de l’éternelle alliance du sabre et du goupillon ? (p. 177-180)

10 avril 2006

comme un polypier

et Marcel Proust écrit dans la Recherche :

Mais on ne s'afflige pas plus d'être devenu un autre, les années ayant passé et dans l'ordre de la succession des temps, qu'on ne s'afflige, à une même époque, d'être tour à tour les êtres contradictoires, le méchant, le sensible, le délicat, le mufle, le désintéressé, l'ambitieux, qu'on est tour à tour chaque journée. Et la raison pour laquelle on ne s'en afflige pas est la même, c'est que le moi éclipsé - momentanément dans le dernier cas et quand il s'agit du caractère, pour toujours dans le premier cas et quand il s'agit des passions - n'est pas là pour déplorer l'autre, l'autre qui est à ce moment-là, ou désormais, tout vous ; le mufle sourit de sa muflerie car on est le mufle, et l'oublieux ne s'attriste pas de son manque de mémoire, précisément parce qu'il a oublié.
(Albertine disparue, IV, p. 220-224)

J'avais bien considéré toujours notre individu, à un moment donné du temps, comme un polypier où l'œil, organisme indépendant bien qu'associé, si une poussière passe, cligne sans que l'intelligence le commande, bien plus, où l'intestin, parasite enfoui, s'infecte sans que l'intelligence l'apprenne, mais aussi dans la durée de la vie, comme une suite de moi juxtaposés mais distincts qui mourraient les uns après les autres ou même alterneraient entre eux.
(Le temps retrouvé, IV, p. 516)

09 avril 2006

devenir nouveau

Platon le disait déjà :

En effet, quand on dit de chaque être vivant qu’il vit et qu’il reste le même - par exemple, on dit qu’il reste le même de l’enfance à la vieillesse -, cet être en vérité n’a jamais en lui les mêmes choses. Même si on dit qu’il reste le même, il ne cesse pourtant, tout en subissant certaines pertes, de devenir nouveau, par ses cheveux, par sa chair, par ses os, par son sang, c’est-à-dire par tout son corps.
Et cela est vrai non seulement de son corps, mais aussi de son âme. Dispositions, caractères, opinions, désirs, plaisirs, chagrins, craintes, aucune de ces choses n’est jamais identique en chacun de nous.


(Le Banquet, 207d-208a)