21 mars 2006

totalement inhumaine ?

Pourquoi serait-elle forcément « totalement inhumaine » la nouvelle forme de conscience qui remplacera l’homme au sommet de la hiérarchie des espèces ?

L’hypothèse de Jean-Michel Truong est que de l’intelligence déposée par l’homme dans le silicium va émerger une forme de conscience qui deviendra très vite plus intelligente que l’homme. Mais pourquoi le but de cette nouvelle intelligence serait-il forcément d’asservir ou de détruire l’homme ?
On comprend que dans un thriller d’anticipation, il lui ait paru plus efficace de faire du « sucesseur de pierre » une menace effroyable, mais dans son essai, pourquoi persévérer. Cela confère à ses hypothèses eschatologiques un côté chrétien (la punition de l’homme pour ses péchés) un peu déplaisant.

Il y aurait forcément dans cette autre forme de conscience - si elle nait de la mise en connexion de tous les savoirs humains, de tous les livres, de toutes les images crées par l’homme, de toutes les voix qui parlent sur internet - une part humaine. Pourquoi partir du principe que ce sera la plus mauvaise part de l’humain ?
D’autant qu’il paraît tout à fait probable que cette mauvaise part soit due en grande partie à des pulsions, des hormones, des mécanismes physiologiques dont une intelligence de silicium sera détachée. Qui sait si cela ne la rendra pas plus « humaine » que ne le sont nombre d'humains ?

Davantage que de ce que des intelligences dites artificielles pourraient faire des avancées technologiques à venir, il faut je pense avoir peur de ce que les humains qui gouvernent actuellement le monde peuvent être tentés d’en faire. Le parc humain de Sloterdijk, le « cheptel » imaginé par Truong, c’est aujourd’hui hélas. Les humains éduqués à mort pour travailler, dans la « mobilisation infinie », c’est aujourd’hui ; les humains domestiqués et conditionnés pour consommer sans répit, c’est aujourd’hui.

Alors demain sera peut-être pire, mais peut-être pas …

20 mars 2006

noosphère

L'expression « totalement inhumaine » est empruntée à un grand visionnaire : Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), jésuite, paléontologue et philosophe, dont le concept de « noosphère » préfigure celui de singularité.
Dans Le Phénoméne humain il déploie une vision grandiose, même si on peu la trouver trop religieuse, de l’évolution cosmique et humaine, et brosse une vaste fresque allant de la de la « Prévie » à la « Survie ». La noosphère - sphère des idées - est définie comme une « nappe pensante » née de l’interconnexion de millions de pensées humaines. Cette conscience planétaire pour laquelle il utilise la métaphore de l’atmosphère qui enveloppe la terre a souvent été lue comme une préfiguration d’internet. De cette noosphère va émerger un nouveau stade de la pensée humaine, une conscience collective née de la « collectivité harmonisée des consciences, équivalente à une sorte de superconscience. »

Teilhard de Chardin écrit par exemple :

Sauf à supposer le Monde absurde, il est nécessaire que la Conscience échappe, d’une manière ou d’une autre, à la décomposition dont rien ne saurait préserver, en fin de compte, la tige corporelle ou planétaire qui la porte.
Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain

L’attente du Ciel ne saurait vivre que si elle est incarnée. Quel corps donnerons-nous à la nôtre aujourd’hui ? Celui d’une immense espérance totalement humaine.
Pierre Teilhard de Chardin, Le Milieu divin

Le phénomène humain, ainsi que d’autres écrits de Teilhard de Chardin, sont disponibles dans la très riche base des Classiques des Sciences sociales.

19 mars 2006

totalement inhumaine

Jean-Michel Truong - psychologue et philosophe de formation, fondateur de Cognitech, première société européenne spécialisée en intelligence artificielle - a rencontré en 1999 un grand succès avec Le Successeur de Pierre (Denoël), un roman de science-fiction très stimulant dans lequel il mettait en récit des réflexions sur les mutations que vont entraîner l'intelligence artificielle. À la lumière notamment des théories mémétique et des thèses du philosophe allemand Peter Sloterdijk (sur lesquelles je reviendrai), l’avenir de l’humanité y est présenté de manière très sombre, sans doute car dans la fiction comme dans les essais, la peur fait vendre.
Le roman est prolongé par un essai, Totalement inhumaine (Les Empêcheurs de penser en rond, 2001), dans lequel Truong explicite et éclaire de citations ses intuitions romanesques. Il écrit ainsi :
J’appelle Successeur cette forme de vie nouvelle susceptible de prendre la suite de l’homme comme habitacle de la conscience. […] Le Successeur est l’espèce émergeant sous nos yeux de ce substrat artificiel – fait de mémoires et de processeurs toujours plus nombreux et en voie d’interconnexion massive – qu’on appelle le « Net ». (49-50)
Comme toute espèce bien née, le Successeur se comporte de manière à « persister dans son être », ce qui en patois biologique - forcément plus rustique - se traduit par « répliquer ses gènes » (50-51) ; [sa forme de reproduction est la] copie du contenu d’une mémoire dans une autre (52)
Notre conscience n’est pas un organe qu’il serait loisible de transplanter ici ou là, c’est la résultante d’un processus évolutif. Ce que nous léguons au Successeur, ce n’est pas la conscience et moins encore notre conscience, mais les conditions d’émergence d’une conscience. […] Le Successeur n’use de la représentation symbolique et de la logique mathématique que parce qu’il est provisoirement tenu d’interagir avec nous : comme d’une langue étrangère. C’est une concession qu’il nous fait, le temps de nous apprivoiser. Son idiome, nous ne le connaissons pas. Peut-être même un jour, dispensé qu’il sera de parler à quiconque, lui sera-t-il possible d’économiser ce détour dispendieux par le langage et la logique qui plomba tant l’intelligence humaine, pour enfin appréhender le monde de manière immédiate, et ainsi accéder – ô ironie! – à cette pensée vraie dont Heidegger disait qu’elle est l’apanage du poète. (207-208)

18 mars 2006

interroger l'habituel

Interroger l'habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l'interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s'il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s'il n'était porteur d'aucune information. Comment parler de ces « choses communes », comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu'elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.
Georges Perec, L'Infraordinaire

17 mars 2006

lingua quintae republicae

Pas si loin de la mémétique, l'intéressant petit livre d’Eric Hazan, LQR. La propagande du quotidien (Raisons d’agir, février 2006) a recueilli ces dernières semaines, sans que les médias y soient pour grand chose, un succès assez large auprès du public.
LQR, pour Lingua Quintae Republicae, Langue de la Cinquième République. Eric Hazan a forgé ce terme sur le modèle de la LTI, Lingua Tertii Imperii, la langue du Troisième Reich analysée de 1933 à 1945 par Victor Klemperer, professeur juif qui chassé de l'université rédigea ses Carnets d'un philologue (publiés en France chez Albin Michel, 1996).
L'analogie avec le nazisme est sans doute un peu lourde, et il ne s'agit pas aujourd'hui de fanatiser ni d'exterminer ; mais ce n'est pas une raison pour ne pas dénoncer la cruauté de la nouvelle banalité du mal qu'est l'ordre ultra-libéral.
La LQR « dit ou suggère le faux même à partir du vrai » (119) : contrairement aux langages populaires, elle ne crée que très peu de mots ; elle procède plutôt par redéfinitions, euphémismes, substitutions, effacements qui peu à peu remodèlent et transforment la réalité. Elle occulte les conflits par l'évitement des mots du litige (plus de pauvres mais des familles modestes ou défavorisées, plus de prolétaires ni d'exploités mais des exclus), l'essorage sémantique ( espace) ou le détournement (flexibilité) de certains termes. Elle fait régner l'illusion par la dénégation (ressources humaines), l'usage totalement illusoire de divers mantras (sécurité, solidarité, proximité, convivialité, transparence) et le recours permanent à l'éthique, au pathos, à l'effroi.
L'utilisation de cette novlangue n'est pas véritablement concertée : inventée par une poignée d'économistes et de publicitaires, reprise par les politiques et les décideurs, elle se répand aisément grâce à tous ceux qui se hâtent de l'utiliser pour partager les codes - les mèmes - de ceux qui sont au pouvoir et ainsi s'en rapprocher. Elle a aujourd'hui envahi l'ensemble de notre quotidien, de la radio du matin au supermarché du soir en passant par les notes de services dans la journée et travaille à la domestication et à la soumission des esprits. Eric Hazan met un nom latin sur nos agacements quotidiens et ça fait du bien.

16 mars 2006

moi n'est qu'une position d'équilibre


Moi n'est jamais que provisoire (changeant face à un tel, moi ad hominem changeant dans une autre langue, dans un autre art) et gros d'un nouveau personnage, qu'un accident, une émotion, un coup sur le crâne libérera à l'exclusion du précédent et, à l'étonnement général, souvent instantanément formé. Il était donc déjà tout constitué.
On n'est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s'y tenir. Préjugé de l'unité. (Là comme ailleurs la volonté, appauvrissante et sacrificatrice.)
Dans une double, triple, quintuple vie, on serait plus à l'aise, moins rongé et paralysé de subconscient hostile au conscient (hostilité des autres « moi » spoliés).
La plus grande fatigue de la journée et d'une vie serait due à l'effort, à la tension nécessaire pour garder un même moi à travers les tentations continuelles de le changer.
On veut trop être quelqu'un.
Il n'est pas un moi. Il n'est pas dix moi. Il n'est pas de moi. MOI n'est qu'une position d'équilibre. (Une entre mille autres continuellement possibles et toujours prêtes.) Une moyenne de « moi », un mouvement de foule. Au nom de beaucoup je signe ce livre.

[…]
... Foule, je me débrouillais dans ma foule en mouvement. Comme toute chose est foule, toute pensée, tout instant. Tout passé, tout ininterrompu, tout transformé, toute chose est autre chose. Rien jamais définitivement circonscrit, ni susceptible de l'être, tout : rapport, mathématiques, symboles, ou musique. Rien de fixe. Rien qui soit propriété.
Mes images ? Des rapports.
Mes pensées ? Mais les pensées ne sont justement peut-être que contrariétés du « moi », pertes d'équilibre (phase 2), ou recouvrements d'équilibre (phase 3) du mouvement du « pensant ». Mais la phase 1 (l'équilibre) reste inconnue, inconsciente.

[…]
En un point aussi, volonté et pensée confluent, inséparables, et se faussent. Pensée-volonté.
En un point aussi, l'examen de la pensée fausse la pensée comme, en microphysique, l’observation de la lumière (du trajet du photon) la fausse.
Tout progrès, toute nouvelle observation, toute pensée, toute création, semble créer (avec une lumière) une zone d'ombre.
Toute science crée une nouvelle ignorance.
Tout conscient, un nouvel inconscient.
Tout apport nouveau crée un nouveau néant.
Lecteur, tu tiens donc ici, comme il arrive souvent, un livre que n'a pas fait l'auteur, quoiqu'un monde y ait participé. Et qu'importe ?
Signes, symboles, élans, chutes, départs, rapports, discordances, tout y est pour rebondir, pour chercher, pour plus loin, pour autre chose.
Entre eux, sans s'y fixer, l'auteur poussa sa vie.
Tu pourrais essayer, peut-être, toi aussi ?


Henri Michaux, Postface de Plume

15 mars 2006

un algorithme voltairien

C'est bien joli comme mot, mais à quoi ça sert, la mémétique ?

Le méméticien traque le mème sous chaque idée, regarde chaque comportement, chaque slogan avec un décodeur. Devenir méméticien - amateur - cela peut donc être, dans une version soft, commencer par se poser des tas de questions amusantes et utiles : comment se répand l'envie de remplir des grilles de sudoku, de posséder un ipod, d'avoir un bébé, d'acheter un petit haut turquoize, de lire Houellebecq ou d'élire Ségolène ? On y prend très vite goût.

Accepter toutes les implications de la théorie, c'est aussi prendre le risque de voir se dissoudre des illusions qui ont la vie dure, car elles sont bien utiles pour continuer à vivre ; par exemple la croyance en un Dieu (« La valeur de survie du mème Dieu dans le pool des mèmes résulte de son immense attrait psychologique » écrit Dawkins) qui a du plomb dans l'aile depuis quelque temps déjà, mais (hélas) encore quelques adeptes ; ou bien le sentiment de notre propre identité (Susan Blackmore montre que le moi n'est qu'un mèmeplexe ou une « machine à mèmes »). Certes les philosophies orientales, ainsi que pas mal de créateurs inspirés avaient déjà désintégré notre moi, mais nous y restons tout de même attachés.

La mémétique permet également d'être davantage conscients de multiples manipulations dont nous sommes les objets, de désapprendre à faire les choses parce que « ça se fait », de regarder avec plus de circonspection tout ce qui nous est présenté comme une valeur immuable (la fameuse nature humaine, par exemple), et d'éviter de laisser notre cerveau disponible pour n'importe quoi ou n'importe qui (n'est-ce pas, monsieur Le Lay!).

Nous pouvons trouver dans la recherche mémétique un algorithme « déconditionneur » conduisant vers une nouvelle posture, un nouveau regard sur les pressions qui nous forcent à agir. […] Chaque fois que nous croyons en quelque chose, nous devons nous demander pourquoi, d'où cela nous est imposé et, surtout, accepter que ce que nous croyons constitue une simple alternative en conflit avec d'autres, et que celle qui réussira le mieux à se reproduire finira par devenir la vérité locale. […] J'aime cette idée voltairienne d'un algorithme philosophique voyageur, contagieux, qui stimulerait la réflexion et chasserait progressivement tout fanatisme. écrit ainsi Pascal Jouxtel dans sa conclusion (p. 306-307).

14 mars 2006

le mème du mème se répand

Et c'est une bonne nouvelle pour tout ceux que la mémétique intéresse.
Sans doute internet et la blogosphère ont-ils largement contribué à propager le virus, car jusqu'ici on ne trouvait à lire en français sur le sujet que les deux volumes décapants du new-yorkais Howard Bloom, Le Principe de Lucifer (1) (1995) et Le Cerveau global (Le Principe de Lucifer, 2) (2000) (traduction française Le Jardin des livres, 2001 et 2003).
Sont parus récemment deux ouvrages, l'un français, Comment les systèmes pondent. Une introduction à la mémétique, de Pascal Jouxtel (Le Pommier, 2005) et l'autre traduit de l'anglais (avec 7 ans de retard!), La Théorie des mèmes de Susan Blackmore (traduction de The Meme Machine, 1999, Max Milo, 2006).

Qu’est-ce que la mémétique ? La science des mèmes.
Ce terme très évocateur a été forgé par l'anglais Richard Dawkins dans Le Gène égoïste (1976). Le biologiste néo-darwinien part du principe que ce ne sont pas les êtres vivants qui cherchent à transmettre leurs gènes, mais les gènes qui ont besoin des vivants pour se reproduire… et leur survivre. Prolongeant cette idée, il suppose que les gènes ont un équivalent culturel, puisque les idées et les comportements se répliquent et se propagent aussi par mimétisme. Les mèmes («meme», sans accent en anglais, est la contraction de «mime» et de «gene» et renvoie au mot français «même») sont à la culture ce que les gènes sont à la nature.
Aussi égoïstes que les gènes, les idées, les règles, les comportements et les concepts entrent en nous à notre corps défendant pour se diffuser et se reproduire. Ce n’est pas nous qui choisissons nos idées, mais nos idées qui nous choisissent. Réplicateurs, véhicules de l'évolution culturelle, les mèmes sont donc en quelque sorte des virus ou des parasites de l'esprit : « Dans le monde des mèmes, nous ne sommes plus les habitants, mais les maisons. » (Jouxtel, p. 311).

La réplication plus ou moins fidèle d’un mème d’un cerveau à un autre engendre des variantes, ou des recombinaisons de plusieurs mèmes, qui à leur tour tenteront leur chance au grand match de l’évolution. Certaines variantes confèrent à leurs porteurs des avantages concurrentiels, augmentant de ce fait leurs chances de survie (véhiculer les mèmes dominants ou novateurs d'une société assure la réussite). En fonction de la valeur de survie qu’ils représentent pour les organismes qui les abritent, les mèmes réussissent plus ou moins, prolifèrent ou disparaissent.
La télévision, puis internet et davantage encore la blogosphère ont été ces dernières années d'immenses boîtes de Pétri pour la culture et la diffusion des mèmes, en permettant leur circulation à l'échelle de la terre entière en un temps record, et ce d'autant plus que les pratiques du lien ou du copier/coller permettent plus grande fidélité dans la réplication.

Pour en savoir plus :
Société Francophone de Mémétique, fondée en 2001
Susan Blackmore (en anglais)
Howard Bloom (en anglais)
Journal of Memetics (en anglais)

Pascal Jouxtel : Comment les systèmes pondent
Charles Mougel : Regard de méméticien
Jean-Pierre Crespin : Memetics-Story
Bureau des Contagions (Pascal Jouxtel)

13 mars 2006

plus vaste que le ciel

Plus vaste que le Ciel, le cerveau,
Car, placez-les côte à côte,
L'un l'autre contiendra
Aisément, et vous en outre.


The brain is wider than the sky,
For, put them side by side,
The one the other will include
With ease, and you beside.


Emily Dickinson

12 mars 2006

un site hypnotique

Worldometers affiche en temps réel des données statistiques mondiales.

Les chiffres de la vie de la terre défilent : les naissances, les morts, aujourd'hui, cette année, les livres publiés, les vélos produits, les ordinateurs vendus, les millions de calories ingérées, les hectares de forêt détruits ...