29 mars 2006

Le parc humain

Cette question de l’apprentissage est également au centre de la réflexion de Peter Sloterdijk dans la conférence qui lui vaut en 1999 d’être quasiment accusé de fascisme, Règles pour le parc humain (Mille et une nuits, 2000). On reproche alors au philosophe d’appeler de ses vœux un avenir anthropotechnique, là où il fait simplement acte de lucidité en affirmant que « La domestication de l'être humain constitue le grand impensé face auquel l'humanisme a détourné les yeux depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours. » (p. 40). Son analyse est certes dérangeante (vexante) mais utile à qui veut comprendre le monde dans lequel nous vivons.
Ce que cette conférence expose, c’est que l’humanité de l’homme est (et a toujours été) le résultat d’un élevage et d’une sélection, une anthropotechnique. L’homme est en effet un animal pas bien fini, qui doit être longuement élevé et éduqué, par ses parents et par la société :

le mammifère vivipare qu'est l'homme est devenu une espèce composée de créatures prématurées qui - si l'on pouvait utiliser un terme aussi paradoxal - se sont présentées dans leur environnement avec un excédent croissant d'inachèvement animal. […] On pourrait aller jusqu'à désigner l'être humain comme une créature qui a échoué dans son être-animal et son demeurer-animal. (p. 32)

L’homme est par conséquent un éleveur d’homme. Cet élevage a sa face noble (l’éducation humaniste) mais également sa face obscure : la sélection sociale, le mépris des élites pour le peuple transformé de fait en « cheptel », la normalisation des conduites par les psychologues, l’abrutissement par les médicaments des enfants décrétés hyperactifs, l’enfermement de ceux que l’on n’a pas réussi à rendre conformes, les névroses et les dépressions de ceux qui ne le sont qu’en partie, etc.
Le constat du philosophe est que les progrès médicaux et techniques rendent aujourd’hui plus faciles les abus de pouvoir et manipulations de toutes sortes : la formulation d’un code des anthropotechniques est par conséquent devenue nécessaire.

les hommes sont des animaux dont les uns élèvent leurs pareils tandis que les autres sont élevés […] certains veulent tandis que la plupart ne sont que voulus. N'être que voulu signifie n'exister qu'en tant qu'objet, et pas en tant que sujet de la sélection par anthologie.
C'est la signature de l'ère technique et anthropotechnique : les êtres humains se retrouvent de plus en plus sur la face active ou subjective de la sélection, sans qu'ils se soient volontairement forcés à entrer dans le rôle du sélecteur. On peut en outre l'affirmer: il existe un malaise dans le pouvoir de choisir, et ce sera bientôt une option possible de l'innocence, lorsque les hommes se refuseront explicitement à exercer le pouvoir de sélection qu'ils ont conquis dans les faits. Mais dès qu'ils évoluent positivement dans un champ de puissances de savoir, les hommes font mauvaise figure lorsque ils veulent laisser agir à leur place une puissance supérieure, qu'il s'agisse du dieu, du hasard ou des autres - comme dans le passé, du temps de leur incapacité. Comme une simple attitude de refus ou de démission paraît condamnée à l'échec en raison de sa stérilité, on en viendra sans doute, à l'avenir, à entrer dans le jeu de manière active et à formuler un code des anthropotechniques.
(p 41-42)

28 mars 2006

le cerveau des femmes

Peut-être à cause de la virilité du penseur de Rodin, qui m'a fait penser à Camille, peut-être en croisant le regard mélancolique de la Rachel de Blade runner dans une de mes notes précédente, je me dis que peut-être il est moins difficile pour les femmes de supporter la vexation par les machines ou d'accepter qu'il existe des êtres plus intelligents.
Elles en ont l'habitude !
Il a tout de même fallu des siècles pour qu'on accorde aux femmes une âme, puis une intelligence. Depuis qu'ils travaillent sur le cerveau, des scientifiques ont essayé de démontrer que le cerveau de la femme était plus petit, plus émotionnel, moins intelligent. Aujourd'hui encore, c'est le cas d'une partie d'entre eux.
Catherine Vidal et Dorothée Benoit-Browaeys ont publié récemment sur ce sujet un livre édifiant, Cerveau Sexe & Pouvoir (Belin, 2005). Cet ouvrage de vulgarisation très documenté n'aborde d'ailleurs pas ce seul sujet, mais s'élève, plus généralement, contre la tendance actuelle à tout expliquer par le déterminisme biologique. Les deux auteurs rappellent au contraire que le cerveau humain se caractérise par sa plasticité, sa capacité d'évolution, et citent en conclusion François Jacob :
Comme tout organisme vivant, l'être humain est génétiquement programmé, mais programmé pour apprendre. Chez les organismes plus complexes, le programme génétique devient moins contraignant, en ce sens qu'il ne prescrit pas en détail les différents aspects du comportement, mais laisse à l'organisme la possibilité de choix. (Le Jeu des possibles)

un roseau pensant

L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser, une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue ; parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui. L'univers n'en sait rien.
Ainsi toute notre dignité consiste dans la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever, non de l'espace et de la durée. Travaillons donc à bien penser.


Blaise Pascal (Pensées, fr 231)

27 mars 2006

la vexation par les machines

Dans « La vexation par les machines », Peter Sloterdijk commence par rappeller l’importance de l’estime de soi pour l’homme :
La biologie récente nous a accoutumés à l'idée que la vie physique de l'individu n'est rien d'autre que la phase à succès de son système immunitaire. De ce point de vue, la vie apparaît comme le miracle qui permet aux organismes de se préserver efficacement d'environnements envahissants. On est tenté, en étendant l'approche systémique, de comprendre le principe de l'immunité non plus au sens seulement biochimique, mais aussi dans son acception mentale et psychodynamique. Sous cet aspect, l'une des prestations primaires de la vitalité de l'organisme chez l'être humain est d'être capable d'avoir une préférence spontanée et énergique pour son propre mode de vie, pour ses propres valeurs, ses convictions et les histoires qui lui permettent d‘interpréter le monde. Du point de vue systémique, les narcissismes puissants sont le signe d’une intégration affective et cognitive réussie de l’être humain en lui-même, dans son collectif moral et dans sa culture. Le narcisisme intact, chez les individus comme chez les groupes, serait l’automanifestation immédiate d’une histoire de succès vitale qui a jusqu’ici permis à ses acteurs d’évoluer dans un continuum d’affirmations de soi et de préférences pour soi-même. Lorsque le bouclier narcissique est intact, l’individu vit dans la conviction que le fait d’être soi-même est un avantage insurmontable. Il peut en permanence célébrer son analogie avec lui-même. La forme habituelle de cette célébration est la fierté. Lorsqu’on éprouve de la fierté envers soi-même et son groupe, on produit de manière endogène une sorte de vitamine immatérielle qui protège son organisme contre les informations destructrices ou envahissantes. À de telles informations envahissantes, qui percent le bouclier narcissique d’un organisme psychique, on donne dans la langue courante le nom de vexations. Lorsque sa fierté est blessée, l’individu fait l’expérience du fait qu’une information d’abord impossible à repousser a pénétré en lui, et quelle lui cause le sentiment d’avoir perdu son intégrité. La vexation est la douleur causée par le fait d’être pénétré par quelque chose de momentanément ou de durablement plus puissant que l’homéostase narcissique. (p. 41-42)

Sloterdijk énumère ensuite les vexations successives que les progrès des sciences ont fait subir au narcissisme humain, de la révolution copernicienne à l’informatique, en passant notamment par le darwinisme, la psychanalyse ou la neurobiologie. Il ne faut pas s’étonner que l’humanité soit dépressive après toutes ces blessures narcissiques, et que sa dépression se creuse au fur et à mesure qu’augmente la rapidité des progrès scientifiques.
Toutefois, Sloterdijk affirme que l’intelligence humaine dispose toujours de la possibilité de dépasser, d’assimiler et d’intégrer toutes ces vexations, de la même manière explique-t-il que l’organisme qui survit aux maladies infantiles en sort plus fort.
Il rend hommage à Blaise Pascal,
l’un des premiers à avoir discerné un lien profond entre la dignité et la faiblesse de l’être humain. Selon lui, l’homme est la plus faible des créatures - il est un roseau qui se brise facilement , mais un roseau qui pense. Si l’on pousse encore la réflexion de Pascal, on devrait déboucher sur cette phrase : l’homme est in extremis une blessure, mais une blessure qui se connaît elle-même. En cela se manifeste un concept de la dignité humaine situé au-delà du narcissisme réussi, dans ses cycles de vexation et de réparation. Ce qui fait la dignité de l’homme, d’un point de vue philosophique, ce n’est pas que l’homme puisse se sentir bien sous la protection des illusions de l’intégrité - primaires ou régénérées -, mais le fait qu’il vive avec le risque de voir échouer son illusion vitale. Ainsi se dessine dès le XVIIe siècle une anthropologie tragique dans laquelle s’exprime une fierté sans fierté comme dernier horizon de la dignité humaine. (p. 61)

26 mars 2006

le néant en déploiement

Dans le premier de ces essais, « L'heure du crime et le temps de l'oeuvre d'art », Peter Sloterdijk s'interroge sur la nature du desarroi contemporain face à la part croissante de l'artificiel dans l'humain. Il montre comment, depuis les premiers outils, la création d'extensions artificielles (et d'oeuvres d'art) fait partie intégrante de la nature humaine, mais a néanmoins toujours été perçue avec suspicion comme contraire à l'Être. Lorsque aujourd'hui l'artificiel explose, le malaise s'intensifie. La meilleure façon pour l'humanité de négocier cette étape est d'accepter - et les philosophes doivent être là pour l'y aider et non se replier avec frilosité sur leurs vieilles recettes - l'ouverture certes effrayante mais également exaltante sur le néant.

Chaque contemporain peut, sans difficulté, observer la part croissante de l'artificiel dans les univers existentiels des temps modernes. La modernité, considérée comme une campagne permettant d'élever le confort et les routines assujetties aux compétences, implique que les sujets soient équipés d'armatures de plus en plus efficaces d'intensification de soi-même : nous vivons depuis très longtemps dans des univers existentiels marqués par la technologie, dans lesquels les machines classiques et cybernétiques jouent un rôle déterminant pour la forme que nous donnons à notre existence. Compte tenu de ces phénomènes évidents, il est facile de faire passer l'interprétation de la modernisation comme une artificialisation. La loi de la modernité, sous cet angle, est l'engagement accru de l'artificialité dans toutes les dimensions essentielles de l'existence. Il est plus difficile de justifier ce diagnostic face au malaise qui se propage et augmente dans la modernité. Car les grammaires des civilisations hautement avancées nous abandonnent jusqu'à nouvel ordre lorsqu'il s'agit d'exprimer le lieu de l'artificiel dans le réel.
Toutes les formes de pensée traditionnelles coïncident sur un point : elles nourrissent une sorte de soupçon de nihilisme à l'égard des artefacts. A partir de Platon, les créations de la technique et de la représentation par l'image passent pour des formes d'Être déficientes ; les monismes souverains des Indiens font tout de même converger samsara et nirvana. Est à la rigueur exempté du soupçon de trompe-l'oeil et de néant, dans la tradition occidentale, ce que l'on appelle les grandes oeuvres d'art, auxquelles la pensée classique concède elle aussi (bien qu'à contrecoeur), malgré leur caractère extrêmement artificiel, une participation privilégiée à la substance et à l'âme. Dans la tradition de la pensée de l'Être, telle qu'elle s'incarne dans les formes élevées de la métaphysique occidentale, le malaise provoqué par l'artificiel constitue une solide constante.
(ibid., p. 29-30)

Aujourd'hui, on ne peut penser la profondeur du futur que sous la forme d'un complexe de dimensions de croissance de l'artificiel. Mais il n'est plus possible de développer une telle croissance comme une phase de l'histoire de l'Être ; celui qui veut la saisir conceptuellement doit l'appréhender comme une histoire du néant en déploiement. Le néant se donne plutôt à reconnaître comme l'élément véritable de la faculté de progresser. Si c'est par la pensée qu'on correspond à l’être, on correspond au néant par des bonds audacieux dans l'opération : la volonté, l'activité, la composition sont des réponses adéquates à la découverte du fait que, dans le néant, il n'y a rien à reconnaître, mais tout à accomplir. (ibid., p. 34-35)

Il n'existe aucune raison de ne pas croire que le meilleur est en train de naître ou pourra se produire dans le futur. Celui qui croit voir devant soi la fin, de quoi que ce soit, projette de façon illégitime sa lassitude sur la marche du monde. Ce qui s'achève véritablement, c'est la possibilité de penser l'histoire de l'art et de la technique à partir d'une histoire de l'Être. La modernité, comme processus du monde, s'intensifie de nouveau pour devenir plus que jamais l'heure du crime d'un monstrueux ouvert vers l'avenir; elle demeure la forme d'accomplissement, douée d'une puissance de réalité, d'une histoire du néant inaccessible à la seule pensée. En elle, les anciennes natures ont toutefois besoin de protection : le fait qu'on l'ait compris fait surgir de nos jours un conservatisme sans exemple dans l'histoire des idées - sous la forme d'un espace du souci vert. Lui donner une configuration productive en utilisant les résultats obtenus dans l'histoire de la liberté par les formes modernes de la société et de la vie : cette mission caractérise à présent la ligne de front la plus avancée de la pensée que l'on qualifiait jadis de philosophique.
C'est la raison pour laquelle l'humanité, lorsqu'elle construit ses horizons de volonté dans une routine constamment étendue, peut porter son regard dans une profondeur des temps largement stratifiée. Celui qui, dans cette ère, ne mise que sur l'Être, ne connaît que l'usure. La force de la modernité permanente, c'est l'impossibilité d'épuiser le néant.
(ibid., p. 39-40)

25 mars 2006

la vulnérabilité de la vie

Grand amateur de métaphores lui aussi, Peter Sloterdijk est affublé par certains d'une réputation sulfureuse, placé sur un piédestal par d'autres. Il est en tout cas l'un des seuls philosophes à poser, de manière pointue mais très lisible, et qui plus est avec humour et ecclectisme, les questions auxquelles l'humanité actuelle doit faire face.
Son oeuvre est complexe et foisonnante, impossible à synthétiser dans un ni même plusieurs post. Je ne m'y risquerai donc pas. Concernant les mutations que la technologie a déjà fait et fera subir à une nature humaine que certains voudraient immuable, on peut commencer par lire deux textes courts mais très éclairants, « L'heure du crime et le temps de l'oeuvre d'Art. Sur l'interprétation philosophique de l'artificiel » et « La vexation par les machines. Remarques philosophiques sur la position psycho-historique de la technologie médicale avancée », dans L'heure du crime et le temps de l'oeuvre d'Art (2000) (Calmann-Lévy, 2000). Le second de ces textes se termine ainsi :

Les mathématiciens doivent devenir des poètes, les cybernéticiens des philosophes de la religion, les médecins des compositeurs, les informaticiens des chamans. L’humanité n’a jamais été que l’art de crée des transitions. Lorsque les pôles sont éloignés les uns des autres, l’art devient rare et la barbarie vraisemblable. Si les hommes sont des animaux fabricants de machines, ils sont plus encore des créatures produisant des métaphores. Si l’on parvenait à intégrer les machines intelligentes de l’avenir dans des relations semi-personnalistes et semi-animistes avec les humains, on n’aurait pas à redouter de voir l’homme lier amitié avec son partenaire robot. La mission de notre temps est de développer un humour postmoderne qui permette aux cybernéticiens d’avoir des relations amicales avec des cardinaux, des mollahs et des prêtres vaudous. […] Mais même si les robots, à l’ère technique, ont persuadé l’âme qu’elle ne peut être que ce pour quoi elle se prend, il reste à l’âme désubstantialisée la fierté de souffrir discrètement de cette vexation. Son souci est sa preuve de son existence. Au sommet de la modernité machiniste se répète en certains individus la naissance de l’humanité à partir du savoir de la vulnérabilité de la vie.
« La vexation par les machines », L'heure du crime et le temps de l'oeuvre d'Art (2000), p. 80-81

24 mars 2006

l'explication des métaphores


Loin du temps, de l’espace, un homme est égaré,
Mince comme un cheveu, ample comme l’aurore,
Les naseaux écumants, les deux yeux révulsés,
Et les mains en avant pour tâter le décor

— D’ailleurs inexistant. Mais quelle est, dira-t-on,
La signification de cette métaphore :
« Mince comme un cheveu, ample comme l’aurore »
Et pourquoi ces naseaux hors des trois dimensions ?

Si je parle du temps, c’est qu’il n’est pas encore,
Si je parle d’un lieu, c’est qu’il a disparu,
Si je parle d’un homme, il sera bientôt mort,
Si je parle du temps, c’est qu’il n’est déjà plus
[...]

Raymond Queneau

23 mars 2006

mélancolies. 2

Le parcours historique très documenté de Jean Clair se terminait au 20e siècle et ne faisait qu'effleurer le 21e, mais c'était avec une oeuvre extrêmement marquante de l'australien Ron Mueck, une sculture sans titre baptisée Gros homme (2000). Ce mélancolique hyperréaliste (ou plutôt trop réaliste pour l'être encore) posé dans le coin au fond nous touche car il montre - avec quelle évidence charnelle - comment la conscience, née de la matière, la dépasse, et comment le corps, parfois, nous semble enfermer l'esprit.

mélancolies

Dans la collection Phillips aussi, la Mélancolie de Degas, petit tableau peu connu mais remarquable. Avec la jeune fille mélancolique du Renoir, elles prolongent la belle exposition proposée par Jean Clair à la fin de l'année dernière au Grand Palais, Mélancolie. Génie et folie en Occident.
Contre toute attente, le thème, qui a longtemps fait peur aux organisateurs, a séduit de très nombreux visiteurs, sans doute parce qu'il entre en résonnance avec un état d'esprit contemporain, une actuelle mélancolie peut-être liée au sentiment qu'une époque se termine.

22 mars 2006

les reliefs d'un déjeuner

Chaque fois je me promets qu'on ne m'y reprendra plus, à visiter les expositions sur-médiatisées comme celle de la Collection Phillips au Sénat : on réserve d'avance, on paie (assez cher), on fait tout de même la queue, pour pénétrer dans des salles tellement surpeuplées (il faut rentabiliser au maximum) qu'il est à peine possible de voir les tableaux, et qu'on a le choix entre suivre le flux des visiteurs pressés et jacassants et ne pouvoir rester plus de quelques secondes devant chacun, ou se faufiler à contre-courant et encourir coups et reproches.
Mais tout de même, quels tableaux ...

Le déjeuner des canotiers, ce tableau emblématique de Renoir dans lequel les commentateurs aiment nommer la jolie fiancée et les amis peintres de Renoir, et qui ne raconte pas seulement un déjeuner d’amis sur une terrasse au bord de l’eau.
Ce que ne montrent jamais les reproductions et qui saute aux yeux quand on est devant le tableau c'est que les hommes et les femmes représentés ne sont qu'une sorte de toile de fond, aux couleurs un peu passées et presque brumeuses. Ce que Renoir a mis en valeur par contraste, sur la pureté éblouissante des gros empatements blancs de la nappe, ce sont les couleurs brillantes, très vives, aux traits puissants, des verres presque vides, des raisins abandonnés, des reliefs du repas.
C'est la nature morte - aux effets de vanité - qui est le sujet du tableau.
Le confirment tous ces yeux dans le vague (pas seulement à cause de la chaleur et du vin), ces regards qui se croisent sans se voir (des solitudes juxtaposées), la pose mélancolique (le menton sur la main) de la jeune fille au canotier au centre du tableau, la matière douce et fragile de la lumière.
Tout dans ce tableau parle de la fin d'un repas, d'un dimanche et d'un monde, d'un temps suspendu dans la torpeur de l’été finissant, d'un instant de bonheur un peu illusoire qui déjà se termine.