28 mai 2006

simples nuages en devenir

Miguel Benasayag a aussi publié il y a quelque temps un beau livre intitulé La fragilité (La Découverte, 2004). Il y brasse de nombreux concepts, venus de multiples diciplines, autour de celui de fragilité, et conclut ainsi :

Nous somme ce que nous n'avons pas choisi d'être, et nous sommes responsables de ce que nous n'avons aucune possibilité de choisir. [...] Nous donner, d'une façon imaginaire, une finitude, croire que nous serions responsables seulement de ce que nous avons choisi, c'est ce qui nous sépare de nous-mêmes et du paysage. Ainsi, si nous ne sommes ni auteurs ni lecteurs passifs, ni dominants ni dominés, ni forts ni faibles, c'est en tant que nous existons sous la forme de la fragilité qui s'inscrit par essence au-delà de ces dichotomies.
Quand, obsédés par nos rêves cauchemardesques de maîtrise, nous trouvons que nos vies ne sont pas assez intéressantes, et que nous voudrions casser le destin pour le rendre plus digne de nous, moins vain, quand nous nous souhaiterions taillés dans la pierre, roc du roc, ineffaçables, et non pas simples nuages en dévenir, nous devrions peut-être nous rappeler la belle intuition de Borges : « Quiza la nube sea no menos vana que el hombre que la mira en la manana » ( « le nuage n'est peut-être pas moins vain que l'homme qui le regarde au petit matin » ).
(p. 210)

27 mai 2006

fiabilité paradoxale

Von Neumann inscrit le paradoxe dans la différence entre la machine vivante (auto-organisatrice) et la machine artefact (simplement organisée). En effet, la machine artefact est constituée d’éléments extrêmement fiables (un moteur d’auto, par exemple, est constitué de pièces vérifiées, et constituées de la matière la plus durable et la plus résistante possible en fonction du travail qu’elles ont à fournir). Toutefois, la machine, dans son ensemble, est beaucoup moins fiable que chacun de ses éléments pris isolément. En effet, il suffit d’une altération dans l’un de ses constituants pour que l’ensemble se bloque, entre en panne, et ne puisse se réparer que par intervention extérieure (la garagiste).

Par contre, il en va tout autrement de la machine vivante (auto-organisée). Ses composants sont très peu fiables ; ce sont des molécules, qui se dégradent très rapidement, et tous les organes sont évidemment constitués de ces molécules ; du reste, on voit que dans un organisme, les molécules, comme les cellules, meurent et se renouvellent, à ce point qu’un organisme reste identique à lui-même bien que tous ses constituants se soient renouvelés. Il y a donc, à l’opposé de la machine artificielle, grande fiabilité de l’ensemble et faible fiabilité des constituants.

Cela ne montre pas seulement la différence de nature, de logique entre les systèmes auto-organisés et les autres,
cela montre aussi qu’il y a un lien consubstantiel entre désorganistion et organisation complexe, puisque le phénomène de désorganisation (entropie) poursuit son cours dans le vivant, plus rapidement encore que dans la machine artificielle ; mais, de façon inséparable, il y a le phénomène de réorganisation (néguentropie). Là est le lien fondamental entre entropie et néguentropie, qui n’a rien d’une opposition manichéenne entre deux entités contraires ; autrement dit, le lien entre vie et mort est beaucoup plus étroit, profond, qu’on n’a jamais pu métaphysiquement l’imaginer.

Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe (1990) (Points Seuil, 2005), p. 43-44

26 mai 2006

le propre de la vie

En naissant, l'homme est fragile et souple.
Lorsqu'il meurt, il est dur et raide.
En naissant de la terre, les arbres sont tendres et flexibles.
Morts, ils deviennent secs et rigides.
Rigidité et dureté sont le propre de la mort.
Souplesse et fragilité sont le propre de la vie.
C'est pourquoi une armée lourde et forte sera défaite, et l'arbre puissant et dur s'abattra tout à coup.
Ce qui est grand et fort est en réalité faible, et sera couché au sol.
Ce qui est faible et souple est véritablement sublime et s'élèvera au ciel.


Lao tseu, Tao Te King, 76

25 mai 2006

homo mortalis

Sur la question du devenir de l'espèce humaine, je citerai encore ce passage du livre de Jean-Claude Carrière : imaginant une humanité future ayant conquis l'immortalité, il s'interroge sur ce que deviendront les pensées, les désirs, les oeuvres d'art des humains sans l'aiguillon de la mort :

Viendra-t-il donc, le jour des immortels ? D'abord réservé à quelques-uns, bien sûr, mais de plus en plus popularisé ? Banalisé ? Ce jour où nous dirons : c’était du temps où nous étions mortels ? […]
À coup sûr, notre verre se sentira prodigieusement transformé. Il ne se reconnaît plus : le voici incassable. Du même coup, il cesse d’être verre. Il faut trouver un autre mot. Même si cela suppose un amas de médicaments et de précautions, nous avons enfin changé d’être. Et les nouveaux individus, qui auront commencement sans fin, nous considéreront sans doute, nous les abandonnés, les disparus, avec une curiosité attendrie. Nous serons des passants dans l’album de famille, où désormais figureront des permanents. Nous serons devenus les formes d’autrefois, ceux qui étaient avant. Ils étudieront peut-être notre histoire, ils iront pique-niquer dans nos cimetières tout en parlant de nos limites, des dangers qui nous accablaient, de nos souffrances et de nos espérances. […]
Ils diront de nous : « Tout ce qu’ils faisaient, tout ce qu’ils pensaient, était forcément marqué du sceau de la mort. »
Comment nous appelleront-ils ?
Homo humanus ? Homo mortalis ?
Qu’auront-ils, que nous n’avons pas ? Et qu’avons-nous, qu’ils n’auront plus ?
S’ils s’intéressent encore à leur passé
[…] il leur faudra revoir toute l’histoire de notre expression, de nos romans, de nos poèmes, de nos films. Ayant perdu le pivot de la mort, cette présence jusqu’alors souveraine, que leur restera-t-il de nos œuvres ? Ils se poseront la question, en essayant de nous comprendre. En essayant de retrouver ce sentiment perdu, si obsédant, de notre fin.
(Fragilité, p. 154-155)

24 mai 2006

une essence d'acier

Jean-Claude Carrière évoque aussi Metropolis, le film de Fritz Lang :

L’héroïne du film, jouée par Birgit Helm, tombe entre les mains d’un savant qui donne son apparence à un robot métallique, par une sorte de transmission de substance.
Ce personnage maléfique, à la fin du film, est brûlé par les esclaves révoltés, montrant par là qu’ils sont devenus des prolétaires. Au fur et à mesure que le feu l’attaque, la chair de la femme disparaît et la carcasse de métal luisant apparaît. Cette image est presque le contraire de la notre. Nous voulons donner à tout prix une apparence de solidité et notre intimité est friable. Le robot de
Metropolis a toute l’apparence d’une femme et son intérieur est indestructible, ou presque. (Fragilité, p. 58)

Sans doute est-ce une des choses qui nous séduisent quand nous imaginons des robots et autres androïdes : leur indestructible essence d'acier.

23 mai 2006

ce morceau de verre qui hurle

Jean-Claude Carrière montre bien comment l'homme, pour nier et oublier lui-même sa fragilité, fait la guerre, caparaçonné sous des armures, cherche à imposer sa religion à grand renfort de croisades et d'attentats, recherche le pouvoir, caché sous le masque de la force :

Ainsi, chez les puissants, la fragilité me saute aux yeux. Je ne peux pas regarder et écouter un discours éructant de Hitler, ses petits poings serrés par la haine, sans l’imaginer, quelques années plus tard, vaincu dans son bunker berlinois, tendant d’une main tremblante un revolver chargé vers sa bouche. Avec l’aide de l’histoire, je vois sur l’estrade de Nuremberg cette silhouette pitoyable, ce morceau de verre qui hurle, et je ne vois même que ça. (Fragilité, p. 79)

Ce passage entre en résonnance avec une sculpture de Maurizio Cattelan, que je n'ai malheureusement vue que dans un reportage sur l'ouverture au public de l'exposition d'une partie de la collection Pinault au palazzo Grassi :
Him (2001) (ci-dessus) est une cire qui représente d'abord, pour le visiteur qui l'aborde de dos, un premier communiant agenouillé, malingre et pitoyable. Mais en le contournant le visiteur s'aperçoit qu'il s'agit d'Adolf Hitler, sur le visage de qui se lit la peur.
Cattelan est aussi l'auteur de La nona ora (1999) (ci-contre) qui montre Jean-Paul II terrassé par une météorite au milieu des éclats de verre.

22 mai 2006

tel un singe en colère

La belle expression « essence de verre » (parfois traduit « essence de miroir ») est empruntée à Shakespeare, qui fait dire à Isabelle, dans Mesure pour mesure, que l’homme est « très ignorant de ce qu’il croit connaître le plus, son essence de verre » :

Could great men thunder
As Jove himself does, Jove would never be quiet,
For every pelting petty officer
Would use his heaven for thunder, nothing but thunder.
Merciful heaven,
Thou rather with thy sharp and sulphurous bolt
Splitt'st the unwedgeable and gnarled oak
Than the soft myrthe. But man, proud man,
Drest in a little brief authority,
Most ignorant of what he ’s most assured,
His glassy essence, like an angry ape,
Plays such fantastic tricks before high heaven
As makes the angels weep, who, with our spleens,
Would have themselves laugh mortal.


Si les puissants pouvaient tonner
Comme le fait Jupiter, il ne serait jamais tranquille
Car chaque petit fonctionnaire minable
Se servirait dans son ciel de tonnerre, et de rien d'autre.
Ciel miséricordieux,
Tu préfères, de ton coup tranchant et sulfureux,
Fendre le chêne noueux, inaccessible au coin,
Plutôt que le tendre myrte. Mais l'homme, l'homme orgueilleux,
Drapé dans sa frèle et précaire autorité,
Qui se trompe le plus quand il se croit le plus sûr,
Son essence de miroir, tel un singe en colère
Joue des tours si fantasques devant les cieux altiers
Que les anges en pleurent, eux qui, avec nos rates, se mueraient tous en mortels à force de rire.


William Shakespeare, Measure for Measure (Acte II, scène 2)

21 mai 2006

notre essence de verre

Jean-Claude Carrière vient de publier un essai intitulé Fragilité (Odile Jacob, 2006) : son approche est un peu trop historique à mon goût et je ne suis pas forcément d'accord avec sa manière d'envisager le futur de l'humanité, mais son point de départ me semble très juste : en dépit du fait que l'essentiel de ses actes, de ses comportements et même de ses pensées ont pour unique objet de nier cette fragilité, l'humain est d'abord et avant tout fragile : « Nous venons au monde avec l’étiquette « fragile ». Un rien nous blesse et même nous tue. » (p. 9).

Le livre commence ainsi :
J'ai pris un mot, « fragilité » et je l'ai suivi. Je l’ai suivi là où il voulait bien me mener. Il a été pour moi comme un bâton d’aveugle, ou comme une clé, un de ces passe-partout qui permettent d’entrer dans toutes les chambres d’un hôtel.
J'ai découvert que ce mot - et la chose qu’il recouvre - permet en effet de pénétrer, comme par effraction, dans plusieurs territoires de notre comportement, dans nos réduits et même parfois dans nos caves.
[…]
Chemin faisant, j'ai rencontré quelques ancêtres qui avaient fait le chemin avant moi, Shakespeare et Dostoïevski bien sûr, ainsi que les auteurs inconnus du Mahâbhârata indien, mais aussi quelques-uns de chez nous, Corneille, Chateaubriand, Balzac. […]
Ils m'ont appris qu'un personnage ne peut nous toucher, et toucher les autres, que lorsque nous avons trouvé en lui cette « essence de verre » dont parle Shakespeare et que nous appelons « vulnérabilité ». Alors notre fragilité, loin d'être une simple faiblesse, devient le moteur de toute expression, de toute émotion et, souvent, de toute beauté. (p. 7-8)

20 mai 2006

robot mélancolique

Le Robot mélancolique, qui sait qu’il est robot, n’a plus de plaintes, n’a plus de cris. Il ne les ose plus, sachant maintenant qu’il est robot. Pourquoi crierait-il ? pourquoi ferait-il des histoires ?

Henri Michaux, « Notes au lieu d’actes », Passages

19 mai 2006

pelote inextricable de l'intime

Pourquoi des conversations ? Pourquoi tant d'échanges de paroles des heures durant ? On revient s'appuyer sur un environnement proche et avec des proches s'entretenir de proches, afin d'oublier l'Univers, le trop éloignant Univers, comme aussi le trop gênant intérieur, pelote inextricable de l'intime qui n'a pas de forme.

Henri Michaux, Poteaux d’angle