27 juin 2006
machines désirantes
Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. Ça respire, ça chauffe, ça mange. Ça chie, ça baise. Quelle erreur d'avoir dit le ça. Partout ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement : des machines de machines, avec leurs couplages, leurs connexions. Une machine-organe est branchée sur une machine -source : l'une émet un flux, que l'autre coupe. Le sein est une machine qui produit du lait, et la bouche, une machine couplée sur celle-là. La bouche de l'anorexique hésite entre une machine à manger, une machine anale, une machine à parler, une machine à respirer (crise d'asthme). C'est ainsi qu'on est tous bricoleurs ; chacun ses petites machines.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 7)
Ainsi commence mystérieusement L'Anti-Œdipe. Le concept de « machine désirante » élaboré par Deleuze et Guattari peut sembler un peu dépassé dans ses aspects marxiste et anti-psychanalytique, mais il éclaire néanmoins de manière très instructive le présent et le futur d'une humanité en train d'inventer des machines intelligentes - et désirantes ?
Ce qui distingue les machines désirantes des autres (les machines techiques ou sociales) c'est qu'elles fonctionnent au désir et, de ce fait, disfonctionnent, échouent, ratent, fonctionnent de manière détraquée :
les machines désirantes sont bien les mêmes que les machines sociales et techniques, mais elles sont comme leur inconscient.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 483)
Les machines techniques ne fonctionnent évidemment qu'à condition de ne pas être détraquées ; leur limite propre est l'usure, non pas le détraquement. […] Les machines désirantes au contraire ne cessent de se détraquer en marchant, ne marchent que détraquées : toujours du produire se greffe sur le produit, et les pièces de la machine sont aussi bien le combustible. L'art utilise souvent cette propriété en créant de véritables fantasmes de groupe qui court-circuitent la production sociale avec une production désirante, et introduisent une fonction de détraquement dans la reproduction de machines techniques.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 38-39)
L'homme depuis toujours fait machine avec les objets qu'il fabrique pour le prolonger, mais également avec la nature (il devient mer en nageant, en machinant son corps avec la vague). L'un des enjeux de la machine désirante est donc la possibilité de déplacer les césures entre l'esprit et le corps, d'établir des passerelles entre animé et inanimé, minéral, végétal, animal, humain :
Ce qui définit précisément les macines désirantes, c'est leur pouvoir de connexion à l'infini, en tous sens et dans toutes les directions.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 469)
Notre rapport avec les machines n'est pas un rapport d'invention ni d'imitation, nous ne sommes ni les pères cérébraux ni les fils disciplinés de la machine. C'est un rapport de peuplement : nous peuplons les machines sociales techniques de machines désirantes, et nous ne pouvons pas faire autrement.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 478)
La technologie peut ainsi être pensée comme machine de machines, mais aussi la philosophie comme machine de machines de pensée. La machine désirante permet également de comprendre ce qui est à l'œuvre dans l'art et la littérature : dans les machines de Raymond Roussel, de Jules Verne, ou Villiers de l'Isle Adam, les machines célibataires de Duchamp, les inventions débridées de Tinguely ou les dessins de Rube Goldberg, mais aussi, plus généralement dans toutes les œuvres qui atteignent à la complexité.
Dans les machines désirantes tout fonctionne en même temps, mais dans les hiatus et les ruptures, les pannes et les ratés, les intermittences et les courts-circuits, les distances et les morcellements, dans une somme qui ne réunit jamais ses parties en un tout.
Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 50)
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Commentaires
mais les machines désirantes peuvent connaître un détraquement (comment écrire ça ?) qui les nie et les rend difficilement réparable, la fin du désir (pas au sens étroit)
Écrit par : brigetoun | 27 juin 2006
je vois ce que vous voulez dire ...
mais on peut penser que tant qu'une machine désirante vit rien n'est jamais définitif et que rebondir est toujours possible (cf ce que j'écrivais précédemment sur la plasticité du cerveau humain)
Écrit par : cgat | 27 juin 2006
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