26 juin 2006

rentoiler les fragments intermittents et opposites

Dans la littérature française, toutefois, quelques écrivains savent tracer des lignes de fuite, Proust par exemple. À propos de la magnifique « machine » comique, complexe et ingénue qu'est la Recherche, Deleuze écrit :

medium_duchamp_bicycle.jpgDans les machines désirantes tout fonctionne en même temps, mais dans les hiatus et les ruptures, les pannes et les ratés, les intermittences et les courts-circuits, les distances et les morcellements, dans une somme qui ne réunit jamais ses parties en un tout. C'est que les coupures y sont productives, et sont elles-mêmes des réunions. Les disjonctions, en tant que disjonctions, sont inclusives. Les consommations mêmes sont des passages, des devenirs et des revenirs. C'est Maurice Blanchot qui a su poser le problème dans toute sa rigueur, au niveau d'une machine littéraire : comment produire, et penser, des fragments qui aient entre eux des rapports de différence en tant que telle, qui aient pour rapports entre eux leur propre différence, sans référence à une totalité originelle même perdue, ni à une totalité résultante même à venir. Seule la catégorie de multiplicité employée comme substantif et dépassant le multiple non moins que l'Un, dépassant la relation prédicative de l'Un et du multiple, est capable de rendre compte de, la production désirante : la production désirante est multiplicité pure c'est-à-dire affirmation irréductible à l'unité. Nous sommes à l'âge des objets partiels, des briques et des restes. Nous ne croyons plus en ces faux fragments qui, tels les morceaux de la statue antique, attendent d'être complétés et recollés pour composer une unité qui est aussi bien l'unité d'origine. Nous ne croyons plus à une totalité originelle ni à une totalité de destination. Nous ne croyons plus à la grisaille d'une fade dialectique évolutive, qui prétend pacifier les morceaux parce qu'elle en arrondit les bords. Nous ne croyons à des totalités qu' à côté. Et si nous rencontrons une telle totalité à côté de parties, c'est un tout de ces parties-là, mais qui ne les totalise pas, une unité de toutes ces parties-là, mais qui ne les unifie pas, et qui s'ajoute à elles comme une nouvelle partie composée à part. « Elle surgit, mais s'appliquant cette fois à l'ensemble, comme tel morceau composé à part, né d'une inspiration » - dit Proust de l'unité de l'œuvre de Balzac, mais aussi bien de la sienne propre. Et c'est frappant, dans la machine littéraire de la Recherche du temps perdu, à quel point toutes les parties sont produites comme des côtés dissymétriques, des directions brisées, des boîtes closes, des vases non communicants, des cloisonnements, où même les contiguïtés sont des distances, et les distances des affirmations, morceaux de puzzle qui ne viennent pas du même, mais de puzzles différents, violemment insérés les uns dans les autres, toujours locaux et jamais spécifiques, et leurs bords discordants toujours forcés, profanés, imbriqués les uns dans les autres, avec toujours des restes. C'est l'œuvre schizoïde par excellence : on dirait que la culpabilité, les déclarations de culpabilité ne sont là que pour rire. (En termes kleiniens, on dirait que la position dépressive n'est qu'une couverture pour une position schizoïde plus profonde). Car les rigueurs de la loi n'expriment qu'en apparence la protestation de l'Un, et trouvent au contraire leur véritable objet dans l'absolution des univers morcelés, où la loi ne réunit rien en Tout, mais au contraire mesure et distribue les écarts, les dispersions, les éclatements de ce qui puise son innocence dans la folie - c'est pourquoi, au thème apparent de la culpabilité, s'entrelace chez Proust un tout autre thème qui le nie, celui de l'ingénuité végétale dans le cloisonnement des sexes, dans les rencontres de Charlus comme dans les sommeils d'Albertine, là où règnent les fleurs et se révèle l'innocence de la folie, folie avérée de Charlus ou folie supposée d'Albertine.
Donc Proust disait que le tout est produit, qu'il est lui-même produit comme une partie à côté des parties, qu'il n'unifie ni ne totalise, mais qui s'applique à elles en instaurant seulement des communications aberrantes entre vases non communicants, des unités transversales entre éléments qui gardent toute leur différence dans leurs dimensions propres. Ainsi, dans le voyage en chemin de fer, il n'y a jamais totalité de ce qu'on voit ni unité des points de vue, mais seulement dans la transversale que trace le voyageur affolé d'une fenêtre à l'autre, « pour rapprocher, pour rentoiler les fragments intermittents et opposites ». Rapprocher, rentoiler, c'est ce que Joyce appelait « re-embody ».


Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L'Anti-OEdipe (Minuit, 1973, p. 50-51)

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