25 juin 2006

le sale petit secret

Ce qui empêche la littérature française de suivre des lignes de fuite, pour Deleuze, c'est son goût pour le « sale petit secret », symptomatique de la main-mise de la psychanalyse, activement secondée par la linguistique et le structuralisme. L'analyse est (volontairement sans doute) un peu caricaturale, mais assez juste.

medium_oedipe_et_la_sphynge.jpgNous avons retenu d'Œdipe le sale petit secret, et non pas Œdipe à Colone, sur sa ligne de fuite, devenu imperceptible, identique au grand secret vivant. Le grand secret, c'est quand on n'a plus rien à cacher, et que personne alors ne peut vous saisir. Secret partout, rien à dire. Depuis qu'on a inventé le « signifiant », les choses ne se sont pas arrangées. Au lieu qu'on interprète le langage, c'est lui qui s'est mis à nous interpréter, et à s'interpréter lui-même. Signifiance et interprétose sont les deux maladies de la terre, le couple du despote et du prêtre. Le signifiant, c'est toujours le petit secret qui n'a jamais cessé de tourner autour de papa-maman. Nous nous faisons chanter nous-mêmes, nous faisont les mystérieux, les discrets, nous avançons avec l'air « voyez sous quel secret je ploie ». L'écharde dans la chair. Le petit secret se ramène généralement à une triste masturbation narcissique et pieuse : le fantasme ! La « transgression », trop bon concept pour les séminaristes sous la loi d'un pape ou d'un curé, les tricheurs. Georges Bataille est un auteur très français : il a fait du petit secret l'essence de la littérature, avec une mère dedans, un prêtre dessous, un œil au-dessus.

La littérature française est souvent l'éloge éhonté de la névrose. L'œuvre sera d'autant plus signifiante qu'elle renverra au clin d'œil et au petit secret dans la vie, et inversement. Il faut entendre les critiques qualifiés parler des échecs de Kleist, des impuissances de Lawrence, des puérilités de Kafka, des petites filles de Carroll. C'est ignoble. C'est toujours dans les meilleures intentions du monde : l'œuvre paraîtra d'autant plus grande qu'on rendra la vie plus minable. On ne risque pas ainsi de voir la puissance de vie qui traverse une œuvre. On a tout écrasé d'avance.

Gilles Deleuze ; Claire Parnet, « De la supériorité de la littérature anglaise-américaine », Dialogues (1977, réed. Flammarion Champs, p. 58-59 et p. 61)

Commentaires

Je suis bien d'accord avec ce qui est dit du "sale petit secret" : la psychananyse et "l'interprétose" me gonflent prodigieusement.

Écrit par : Papotine | 25 juin 2006

ma que ça fait du bien de lire ça. C'est en gros ce qui m'a longtemps détournée de toute critique ou analyse de texte (plus un peu de paresse et de manque de temps) - j'aime bien le mot "ignoble"

Écrit par : brigetoun | 25 juin 2006

n'est ce pas ! quand je suis tombée sur ce texte je me suis moi aussi sentie soulagée et consolée d'avoir eu du mal à terminer bien des analyses indigestes !

Écrit par : cgat | 26 juin 2006

Écrire un commentaire