24 juin 2006

un bégaiement vital

Ce que j'ai envie de voler à Deleuze ce soir c'est que ceux qui aujourd'hui parlent des livres sont bien trop occupés à juger, hiérarchiser, classer, décider qui fait de la bonne ou de la mauvaise littérature, qui a un style ou pas, qui est ou n'est pas un écrivain (un grantécrivain), pour être encore capables de lire vraiment.
Pour Deleuze, la littérature doit tendre à devenir mineure pour soustraire la langue à tout usage d'assignation ou de contrôle : peut-être les lecteurs doivent-ils eux aussi (re)devenir mineurs et abandonner la position critique pour accepter d'être émus.

medium_tarotroue.jpgMais les bonnes manières de lire aujourd'hui, c'est d'arriver à traiter un livre comme on écoute un disque, comme on regarde un film ou une émission télé, comme on reçoit une chanson : tout traitement du livre qui réclamerait pour lui un respect spécial, une attention d'une autre sorte, vient d'un autre âge et condamne définitivement le livre. Il n'y a aucune question de difficulté ni de compréhension : les concepts sont exactement comme des sons, des couleurs ou des images, ce sont des intensités qui vous conviennent ou non, qui passent ou qui ne passent pas. [...]
Un style, c'est arriver à bégayer dans sa propre langue. C'est difficile, parce qu'il faut qu'il y ait nécessité d'un tel bégaiement. Non pas être bègue dans sa parole, mais être bègue du langage lui-même. Être comme un étranger dans sa propre langue. Faire une ligne de fuite. [...]
Là aussi c'est une question de devenir. Les gens pensent toujours à un avenir majoritaire (quand je serai grand, quand j'aurai le pouvoir...). Alors que le problème est celui d'un devenir-minoritaire : non pas faire semblant, non pas faire ou imiter l'enfant, le fou, la femme, l'animal, le bègue ou l'étranger, mais devenir tout cela, pour inventer de nouvelles forces ou de nouvelles armes.
C'est comme pour la vie. Il y a dans la vie une sorte de gaucherie, de fragilité de santé, de constitution faible, de bégaiement vital qui est le charme de quelqu'un.


Gilles Deleuze ; Claire Parnet, Dialogues (1977, réed. Flammarion Champs, p. 10-11)

Commentaires

C'est une belle idée, de comparer le bégaiement à un "style", mais ceux qui bégaient vivent une souffrance, les paroles s'immobilisent, ou plutôt font du sur place, dès qu'ils se sentent jugés, ou qu'ils pensent l'être.

Écrit par : Papotine | 24 juin 2006

j'aime bien cette idée du bégaiement dans l'écriture, et dans la pensée - le nom du blog vient de ce texte ?

Écrit par : brigetoun | 24 juin 2006

brigetoun, j'ai en effet pensé à deleuze, chez qui le concept de "ligne de fuite" revient très souvent, en baptisant ce blog, mais pas specialement à ce texte

papotine :
- c'est plutôt le style que deleuze compare au bégaiement
- souffrance et écriture peuvent aussi cohabiter
- j'ai l'impression que vos commentaires ramènent toujours tout à la souffrance : il faut aussi savoir, me semble-t-il, la mettre à distance (cf mon post de ce soir)

Écrit par : cgat | 25 juin 2006

Non, mes commentaires ramènent au corps, à l'incarnation : ils tentent (modestement) un équilibre... Deleuze compare le style au bégaiement, soit, mais il reste dans le monde des idées : ce que je voulais souligner, c'est que Deleuze n'était certainement pas bègue lui-même, qu'il n'a pas senti les mots se tamponner à la porte de sa bouche ou qu'il n'a peut-être pas senti de près les efforts d'une personne qui essaie de parler dans ces conditions-là.
Souffrance et écriture peuvent cohabiter ? oui, mais votre billet n'en parle pas. Et je trouve qu'on peut très bien écrire sans la souffrance, la souffrance n'est pas indispensable à l'écriture ; la vie, oui.

Écrit par : Papotine | 25 juin 2006

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