14 juillet 2006

à la manière d'un maître zen

medium_chemins_de_sable.jpgChantal Thomas vient de publier Chemins de sable (Bayard, 2006), une suite de conversations avec l'éditrice Claude Plettner, qu'elle a réécrites pour en faire une suite de fragments autobiographiques dans la même veine que deux de ses précédents essais, Comment supporter sa liberté (Payot, 1998) et Souffrir (Payot, 2004). J'ai aimé lire ces textes pour la même raison que Chantal Thomas dit aimer Barthes. Elle raconte en effet avoir été profondémént marquée par l'influence de Barthes, dont elle a suivi le séminaire, et on a l'impression que c'est d'elle qu'elle parle lorsqu'elle écrit : « Avec Roland Barthes, j'avais, enfin, l'impression que quelqu'un essayait de parler, de lire, d'écrire en fonction de ce qu'il était, des questions qu'il se posait ou que nous pouvions nous-mêmes nous poser. » (p. 71)

Quand j'y repense aujourd'hui, il me semble que cette façon d'être, un peu à la manière d'un maître zen, modèle auquel R. Barthes aimait se référer sans en faire doctrine, était différente de la plupart des enseignements du moment : tout le monde parlait alors dans la certitude, et dans l'idée de rompre avec une tradition. Lui parlait à partir d'un décalage, d'une légère mise à côté. Au coeur de la modernité, il se réservait toujours le droit d'être autre, distant, voire même distrait. Sa distraction était communicative. […]
L'envie de travailler m'est venue avec cette attitude (mélange d'attention et d'indifférence) qui n'avait rien à voir avec l'univers de l'école, de l'examen, de la règle. Il s'agissait disait-il, de chercher la vérité pour soi. Il était au centre de ses cours tout en nous laissant une liberté absolue : que nous en fassions quelque chose ou non ne lui importait pas. […]
Qualité singulière, il savait être dans une douceur qui n'appelait pas la famiIiarité ; à la fois dans l'extrême courtoisie et dans un isolement sûr, dans une dureté. […]
Roland Barthes a été mon maître, c'est sûr. Aujourd'hui encore il continue de représenter pour moi un certain idéal, parce qu'il ne lâche jamais la trame existentielle dans son écriture. Son rapport aux larmes, à la tristesse ou à une musique démodée, son amour de sa mère, son goût du piano, font partie intégrante de ses textes sans être pour autant simple mémoire de lui-même. Voilà qui m'inspire : mettre sur le même plan des moments biographiques, des moments de lecture, ce qui relève d'une démarche intellectuelle et ce que l'on cherche pour sa vie. Les essais qui m'importent réussissent ce tissage. Dans l'histoire de la critique, Fragments d'un discours amoureux est l'un des premiers livres qui parvient à penser en les liant et la confusion, la violence de l'amour et la littérature - car nous sommes constitués des textes que nous lisons - et les phrases des amis, les lettres reçues, les potins du jour. J'admire la façon dont Roland Barthes, à travers bien des étapes, et à partir de formes extrêmement rigoureuses et studieuses, prudentes, s'est petit à petit rapproché de qu'il avait d'unique. J'aime cette manière si particulière d'utiliser son rapport amoureux au savoir pour aller vers sa voie, ou plutôt sa voix. Il nous faisait entrer dans des lectures jamais détachées de lui. Il n'a cessé de tendre vers la connaissance de soi dans une grande rigueur affective : La Chambre claire constituant le sommet de ce processus.
Tout à l'inverse, Foucault cultivait presque une jouissance de la dissimulation, une stricte séparation entre les événements sensuels et affectifs et l'univers intellectuel, entre horaires de débauche et horaires de bibliothèque. Je ne peux lire
Surveiller et punir sans penser aux pratiques sado-masochistes et à l'excitation intense de leurs dispositifs pourtant jamais mises en scène dans ses pages.

Chemins de sable (Bayard, 2006, p. 73 à 77)

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