18 juillet 2006

du dehors n'arrive jamais rien

Chantal Thomas prend avec bonheur le contrepied du modèle de la vie de famille que société et publicité plébiscitent. À l'heure où livres et médias nous abreuvent de conseils pour apprendre à vivre avec les autres et surtout avec le grand Autre, la moitié sans laquelle on n'existerait pas, ses livres sont des petits précis égoïstes et transgressifs pour apprendre à former avec soi-même un couple harmonieux. Elle nous invite à accepter, ou mieux à rechercher la solitude.

medium_pucca_et_garu.jpegÊtre avec moi-même me plaît. Cette connivence intime ne laisse pas de place à l'ennui.
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Le rapport non divisé à moi-même tient probablement au peu de choix irréversibles que j'ai faits, à part celui, très réfléchi, de n'avoir pas d'enfants. Vient toujours un moment où il faut se décider. Sur la question d'avoir ou ne pas avoir d'enfants, les hommes parlent beaucoup de la dureté de leur affrontement avec la femme qui, elle, désire un enfant ; mais il est très peu dit sur la même violence conflictuelle entre l'homme qui souhaite une famille et la femme qui la refuse. Pourtant, ça existe. Mais les femmes volontairement sans enfants sont tellement minoritaires, considérées presque comme des êtres dénaturés, qu'elles n'estiment pas leur choix intéressant. Je pense que le syllogisme : toutes les femmes désirent un enfant, je suis une femme, donc je désire un enfant, n'est pas systématiquement probant. En tout cas avec moi sa logique n'a pas fonctionné.
La famille, avec son côté installé dans la durée, je n'aurais pas su faire. Force est de reconnaître que certains sont doués pour cette installation dans le temps (et l'espace) et la réussissent. Tous ces amoncellements dont sont constituées les familles, toutes ces maisons, ces histoires de succession, tous ces éléments matériels supposés consolider l'amour peuvent aussi l'écraser. C'est à double usage. C'est l'une des raisons pour lesquelles la famille ne m'a pas tentée, à cause de mon manque d'organisation et aussi de ma préférence pendant longtemps pour un mode de vie plutôt nomade. J'entretiens une relation heureuse avec le temps à condition de ne pas devoir élaborer des emplois du temps trop complexes et qui impliquent un sens du futur. Je crois que si l'on se reconnaît un certain art pour vivre, il importe de réfléchir à ce qui le constitue, à ses conditions, souvent fragiles - bref, à ce que l'on sait faire ou non.
J'ai besoin de vide. Dans une journée, dans une maison. Et j'aime bien les conversations tendues sur un vide, hésitantes, en apparence pour rien. Les femmes sans enfants (et les célibataires improbables toujours un peu inquiétants, le type de l'étudiant éternel dans les pièces de Tchekhov) connaissent l'expérience de ces conversations étouffantes où il n'est question que du conjoint, des enfants, de leurs notes en classe et de leurs cours de danse. Quand elles interviennent après ce « nous », leur « je » sonne très frêle, presque insubstantiel. privé d'assises solides par rapport au bloc d'une famille constituée. Un « je » qui manque de projets et d'assurance. Un « je » friable.
J'ai une préférence pour les conversations de hasard, les échanges anonymes, entre des « je » incertains, mais résolus à ne pas se fondre dans un groupe. C'est alors, dans des contextes vagues, avec des gens dont j'ignore tout, que les propos tenus, tissés de pas grand-chose, m'intéressent vraiment. Il peut enfin commencer à se passer quelque chose dans la conversation. J'aime les dialogues qui se tiennent sur le registre où l'on touche à des réalités ténues, mais sur le fond immédiat et tacite d'une parfaite entente. Aucun malentendu. On ne sait rien l'un de l'autre, et pourtant on s'avance en terrain sûr. Exactement le contraire de ce qui se produit quelquefois dans des relations familiales : on sait tout l'un de l'autre et l'on ne fait que progresser dans le malentendu.

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Autour de nous, tout tend à nous persuader que la solitude est un handicap, une tare. Une vaste littérature mièvre, débilitante, des tonnes de romans-photos entretiennent l'attente de la Rencontre avec Celui ou Celle qui va survenir et changer votre existence. Mais du dehors rien n'arrive jamais. Tout retourne toujours au degré zéro du départ et, s'il n'est pas soutenu par une force intérieure, tout élan retombe nécessairement. Rien ne nous sauve ou ne vient s'ajouter à ce qui nous fait intimement défaut. Si quelque chose ou quelqu'un nous arrive et métamorphose notre vie, c'est par inattendu, et de surcroît.
Il faut d'abord éprouver le « sans pourquoi » de la joie, ensuite c'est aux événements de s'adapter.


Chemins de sable (Bayard, 2006, p. 90, p. 96-98 et p. 118-120)

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